Les galets d’Etretat
Si le mot falaise est le premier que l’on associe spontanément à Etretat, le deuxième serait sans doute le mot galet. A tel point qu’une association d’estivants créée en 1924 sur le modèle des cercles parisiens a choisi de se désigner –de façon quelque peu paradoxale- sous le nom de « Vieux Galets ». Dans les années 1970, la renommée des galets formant la plage a été relancée par le romancier Vahé Katcha (1928-2003), familier de la station balnéaire, qui écrivit le scénario du film Les galets d’Etretat. Réalisé en 1971 par Sergio Gobi, il sortit l’année suivante, avec Virna Lisi et Maurice Ronet dans les rôles principaux, mais également Annie Cordy , Juliette Mils et Christian Barbier.
Ton cœur est plus amer
Que l'eau morte des plages
Et froid comme sont froids
Les galets d'Etretat
Les galets d'Etretat
La mer à Etretat
Est sans couleur précise
Tantôt bleue,
Tantôt grise
Comme tes yeux parfois
Charles Aznavour, Les galets d'Etretat, 1971, chanson de la BO du film, composée par Georges Garvarentz
Vahé Katcha est également l’auteur du roman Galia, qui fut adapté à l’écran en 1965 par Georges Lautner, avec Mireille Darc, Venantino Venantini, François Chaumette, Françoise Prévost, Philippe Castelli, entre autres.
La cubature du croissant
La plage d’Etretat affecte la forme d’un croissant allongé. Elle est située à l’embouchure d’une vallée qui est sèche depuis plusieurs siècles. Il n’y a donc plus d’apports réguliers de sédiments du continent vers la côte, si ce n’est les boues provenant de l’érosion des versants lors d’épisodes de pluies de type catastrophique comme en septembre 1842 ou, plus près de nous, en août 1975.
Le cordon littoral qui protège le village contre les intrusions marines est formé de sables et de galets de silex qui sont donc, pour l’essentiel, fournis par l’érosion des falaises de craie à silex et par l’usure du platier rocheux ; les galets proviennent des bancs de silex intercalés dans les lits crayeux et, dans une moindre mesure, des formations argileuses à silex qui tapissent le plateau et qui sont (en partie) le résidu de l’altération in situ de la craie à silex. La concavité du trait de côte au débouché de la vallée d’Etretat, entre les deux avancées de la falaise (porte d’Aval et porte d’Amont) forme un piège sédimentaire où, au cours des millénaires, se sont accumulé les sédiments transportés par la dérive littorale. Le cordon de galets est mobile, au gré des marées, des vagues et des tempêtes. Il bouge constamment, engraissant parfois le pied d’une des deux falaises aux dépens de l’autre (en fonction de la direction de la houle) mais le volume en demeurait constant au sein de la rade jusqu’à une date récente. Ce phénomène avait déjà été décrit sous Louis XVI par un ingénieur, Jacques de Lamblardie, qui publia un mémoire sur le sujet en 1789. Depuis quelques décennies, on a pu constater un amaigrissement régulier de la masse des galets en même temps qu’une augmentation du calibre des galets restants, les silex emportés -les plus fins d’abord- ne revenant plus dans les mêmes quantités. En 1963, Raymond Lindon, qui fut maire de la commune de 1929 à 1959, écrivait déjà, dans son ouvrage sur Etretat :
Il reste, en ce qui concerne la mer, à signaler les incessants progrès qu’elle fait, au détriment du rivage. (…) Diverses constatations concourent (…) à indiquer que la mer gagne sur la terre, à Etretat, environ 50 centimètres par an, soit 50 mètres en un siècle. Il est à craindre que nos petits-enfants ne connaissent une plage semblable à ce que sont aujourd’hui celles de Veulettes et de Veules-les-Roses.
Raymond Lindon, Etretat, son histoire, ses légendes, les éditions de Minuit
Des épis ont été édifiés autrefois pour contenir ce mouvement de galets. Les plus anciens étaient en bois et on en aperçoit parfois les pieux de fondation émergeant sur l’estran à marée basse. Trois épis en ciment perpendiculaires à la digue-promenade subsistent actuellement, l’un en aval, au niveau de l’ancien chantier naval, un autre (le plus ancien des deux) au centre, dans l’alignement de la rue Prosper Brindejont et le troisième, presque disparu, entre les deux précédents. Sur les photos aériennes, on voit que l’effet de ces épis sur le transit des sédiments reste limité.
La photographie aérienne, puis l’imagerie satellite, la photogrammétrie et le Lidar ont fourni aux géographes les outils permettant de mesurer l’évolution du littoral et le recul des côtes. Des modèles théoriques, appuyés sur des observations et des mesures de terrain, ont été élaborés pour calculer le volume des cordons littoraux et suivre leur évolution. Dans le secteur d’Etretat, la vitesse de recul des falaises a été estimée entre 1966 et 2008 à 9 cm par an, correspondant à une surface continentale perdue de 18475 m² ; le volume de galets produit par cette érosion (calcul basé sur une teneur en silex des falaises estimée à 14 %) se monte à 144598 m3 en 42 ans, soit une production de 485 m3 de galets par an et par kilomètre de côte (Letortu, 2013), insuffisante toutefois pour compenser le bilan déficitaire des cordons littoraux. La plage d’Etretat mesure 1110 m de long d’une falaise à l’autre, la largeur de l’estran varie de 30 à 60 m, ce qui représente une surface située entre 47000 et 57000 m² (valeurs mesurées sur les cartes et photos aériennes du site Géoportail) ; la pente de la plage est d’environ 10 %. Le volume du cordon de galets est difficile à estimer car on connait mal son profil transversal (dépendant de la profondeur et de la pente du platier ainsi que de la pente irrégulière de la surface des galets). Pour comparaison, les plages autour de Dieppe présentent un volume moyen de galets estimé à 234 m3 par mètre linéaire, ce chiffre chutant à 27 m3 au pied des falaises (Letortu, 2013).
Une érosion accélérée de la plage : la faute aux touristes ?
Tous les étretatais ont vu, à intervalles plus ou moins réguliers, le sable apparaître en certains endroits de la plage et la hauteur du cordon de galets, au pied du perré, monter ou descendre de quelques mètres en certains endroits. Régulièrement, la presse se fait l’écho des inquiétudes suscitées par ces amaigrissements. Les touristes alléchés par la réputation internationale des « galets d’Etretat » sont depuis quelques années tenus pour responsables de ces pertes car certains sont tentés de ramener chez eux des échantillons de la plage en guise de souvenir gratuit. En réaction à ces pratiques, un groupe Facebook, « Touche pas à mes galets » a même été créé en 2008 (https://fr-fr.facebook.com/touchepasamesgalets/) et un arrêté municipal a été pris peu de temps après (arrêté n°123-09 du 5/11/2009) pour interdire la collecte de galets, sous peine d’une amende de 90 €. Le chiffre de 300 à 400 kilos de galets prélevés quotidiennement par les touristes en saison estivale a été avancé ; on ignore toutefois sur quelle enquête se base cette déclaration d’un élu étretatais, largement relayée par les médias locaux et nationaux en août 2019 : https://www.dailymotion.com/video/x7hz8mt et https://www.francetvinfo.fr/monde/italie/etretat-touchez-pas-aux-galets_3591347.html
Si l’on se base sur cette affirmation, ce serait au moins 31,5 tonnes qui partiraient ainsi chaque année ; en considérant qu’un mètre cube de galets pèse en moyenne 1,6 tonne (la valeur varie en fonction de la granulométrie), le volume manquant équivaudrait à environ 20 m3, ce qui ne correspond manifestement pas à l’ampleur du déficit constaté. Chaque année, le déficit en galets de la plage de la Baie des Anges à Nice est estimé, pour comparaison, à 15.000 m3 (d’après un article de La Dépêche paru en 2009).
Malgré des conditions géographiques et géologiques bien différentes -surtout la quasi-absence de marées- l’érosion de la plage de Nice se pose en effet dans des aspects assez similaires, en particulier par l’importance du facteur touristique, qui impose de maintenir une surface de plage la plus importante possible. Les prélèvements individuels y sont là-bas aussi pointés du doigt : à Nice, le ramassage de galets amène une amende de 38 €, moins élevée toutefois qu’à Etretat. La municipalité de Nice a procédé depuis 1976 à des rechargements de la plage par un apport de sédiments pour un total de 400.000 m3 en 20 ans, soit environ 15 à 20 % du stock initial estimé.
La collecte individuelle : un rôle marginal
Les arrêtés municipaux d’interdiction de ramassage de galets sont confortés par la législation nationale qui interdit les prélèvements de matériaux sur le littoral.
L’article L-2132-3 du Code général de la propriété des personnes publiques dispose que « Nul ne peut bâtir sur le domaine public maritime ou y réaliser quelque aménagement ou quelque ouvrage que ce soit sous peine de leur démolition, de confiscation des matériaux et d’amende. Nul ne peut en outre, sur ce domaine, procéder à des dépôts ou à des extractions, ni se livrer à des dégradations. » L’auteur de prélèvement sauvage de sables ou de galets des plages peut en conséquence se voir infliger une contravention de grande voirie (CVG), impliquant une amende de 1500 €. Par ailleurs le Code de l’environnement stipule que « Les extractions de matériaux non visés aux articles L. 111-1 et L. 111-2 du code minier sont limitées ou interdites lorsqu’elles risquent de compromettre, directement ou indirectement, l’intégrité des plages, dunes littorales, falaises, marais, vasières, zones d’herbiers, frayères, gisements naturels de coquillages vivants et exploitations de cultures marines. Cette disposition ne peut toutefois faire obstacle aux travaux de dragage effectués dans les ports et leurs chenaux ni à ceux qui ont pour objet la conservation ou la protection d’espaces naturels remarquables. »
Mais la collecte individuelle est un phénomène nettement marginal par rapport à ce qui se pratiquait il y a quelques décennies. Le ramassage de galets à des fins industrielles, effectué artisanalement sur les plages cauchoises dès avant la Première Guerre Mondiale, en particulier sur les plages de Saint-Jouin, d’Antifer, de La Poterie, du Tilleul, d’Etigues, de Vattetot-sur-mer et de Vaucottes, a été interdit en 1985 seulement. En revanche les dragages au niveau des chenaux portuaires sont toujours autorisés. Durant le siècle dernier, la moitié du stock actuel de galets existant entre le Cap d’Antifer et Le Tréport a été prélevé comme matière première en toute légalité (Costa et al., 2001), ce qui correspond à un volume extrait de 3 millions de m3 (More, 1997). La granulométrie des galets cauchois (généralement comprise entre 40 et 75 mm), leur morphologie régulière et leur forte teneur en silice en font des matériaux recherchés pour la décoration, l’industrie de la céramique, la production de bétons spéciaux, la fabrication d’abrasifs, de pâtes, de peintures, de résines et d’enduits. Ils servent également pour la fabrication de cosmétiques et de prothèses dentaires et interviennent dans des processus de broyage. Leur exploitation se poursuit à la limite des côtes normandes, autour de la Baie de Somme. N’oublier jamais, le roman de l’auteur normand à succès Michel Bussi –qui est aussi géographe- met en scène un personnage venu à Yport se livrer à l’étude des galets pour une multinationale indo-américaine.
La faute au port d’Antifer ?
Au nord du Cap d’Antifer les courants littoraux sont dirigés vers le Nord-Est. C’est justement à cet emplacement, à 6 kilomètres à l’ouest d’Etretat, qu’a été édifié, entre 1972 et 1976, un port artificiel, doublé par une digue courbe de 3500 mètres de long. Cet aménagement, conçu juste avant la crise pétrolière, malgré l’opposition des populations locales, était destiné à accueillir des super-pétroliers de 550.000 tonnes et plus. Les questions environnementales ne se posaient pas alors dans les mêmes termes qu’aujourd’hui et notre connaissance de la morphodynamique côtière était sans doute moins développée. En raison des aléas économiques, le terminal pétrolier s’est très vite avéré totalement sur-dimensionné mais les digues subsistent. Elles font le bonheur des pêcheurs de homards mais depuis lors chacun a pu constater les modifications apportées aux courants responsables du transit des sédiments côtiers. La plage de Bruneval a pour sa part vu rapidement disparaître sa plage, à la suite de cet aménagement. L’accélération de l’érosion de la plage d’Etretat depuis ces dernières années représente une coïncidence qui mérite de poser sérieusement la question du rôle de la digue d’Antifer, qui avait d’ailleurs été soulevée dès 1975, de façon prophétique, par Raymond Lindon dans un petit article.
Pour en savoir plus :
- Edward J. ANTHONY, Michel DUBAR et Olivier COHEN : Les cordons de galets de la Baie des Anges : histoire environnementale et stratigraphique ; évolution morphodynamique récente en réponse à des aménagements. Géomorphologie, n°2, 1998, p. 167-187. https://www.persee.fr/doc/morfo_1266-5304_1998_num_4_2_953
- O. BRIVOIS, F. DESMAZES et H. MÜLLER : Tests méthodologiques pour l’évaluation des impacts hydromorphologiques d’aménagements côtiers en Seine-Normandie dans le cadre de la DCE. Rapport final. BRGM/RP-64951-FR, 2015, 121p. http://infoterre.brgm.fr/rapports/RP-64951-FR.pdf
- Rémi CASPAR, Stéphane COSTA, Pascal LEBRETON et Pauline LETORTU : Les submersions de tempête de la nuit du 10 au 11 mars 2008 sur la côte dAlbâtre (Haute-Normandie, France) : détermination météo-marine. Norois, n°215, 2010, p. 115-132. https://journals.openedition.org/norois/3273
- Rémi CASPAR et Eric COTTARD : Erosion, ondes de tempête à Etretat. Ronéotypé, 1984, 58 p. (AD de Seine-Maritime, cote F866)
- Stéphane COSTA : Dynamique littoral et risque naturel. L’impact des aménagements, des variations du niveau marin et des modifications climatiques entre la baie de Seine et la baie de Somme. Thèse de doctorat, Université de Paris I, 1997, 376 pages.
- Stéphane COSTA, Sylviano FREIRE-DIAZ et Loïc DI NOCERRA : Le littoral haut-normand et picard ; une gestion concertée. Annales de Géographie, n°618, 2001, p. 117-135. https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_2001_num_110_618_1763
- Pauline LETORTU : Le recul des falaises crayeuses haut-normandes et les inondations par la mer en Manche centrale et orientale : de la quantification de l’aléa à la caractérisation des risques induits. Thèse de doctorat de géographie, Université de Caen Basse-Normandie, 2013, 408p. https://tel.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/1018719/filename/These_Letortu.pdf
- Raymond LINDON : Lamblardie et les galets d’Etretat. La jaune et la rouge, revue de l’association des anciens élèves et diplômés de l’Ecole Polytechnique, n°306, 1975. http://www.sabix.org/bulletin/b23/lamb.html
- Valérie MOREL : De la géomorphologie à la gestion des cordons de galets littoraux du bassin de la Manche et de ses abords : études de cas (Bretagne, Haute-Normandie, sud Angleterre) et réflexions générales. Thèse de doctorat en géographie, Université de Bretagne occidentale, Brest, 1997, 386 pages.
- Valérie MOREL : Cordons de galets et actions anthropiques sur les côtes de la Manche au XXe siècle. Revue de Géographie de Lyon, vol. 74, p. 45-57. https://www.persee.fr/doc/geoca_0035-113x_1999_num_74_1_4928
- Joël RODET : Karst et évolution géomorphologique de la côte crayeuse à falaises de la Manche, l’exemple du massif d’aval (Etretat, Normandie, France). Quaternaire, vol. 24, n°3, 2013, p. 303-314. https://journals.openedition.org/quaternaire/6745
- Pierre STEPHAN : Les flèches de galets de Bretagne : morphodynamiques passée, présente et prévisible. Thèse de doctorat de Géographie, Université de Bretagne occidentale, Brest, 2008, 558 pages. https://tel.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/355047/filename/THESE_STEPHAN.pdf
- Aurore CHAUVRY : La bille, le gros et la galuche. Film documentaire sur les ramasseurs de galets, 2016, 15’16. https://aurorechauvry.wixsite.com/devizu/la-bille-le-gros-et-la-galuche
- https://craies.crihan.fr/?page_id=234 (Falaises de craie, site très bien documenté, consacré à la géologie des falaises de Haute-Normandie)