Les épidémies à Etretat entre 1740 et 1850

Les registres étretatais des baptêmes, mariages et sépultures des années 1724 à 1792 ont été conservés sans lacune importante entre ces deux dates ; les archives d’état-civil ont pris le relais depuis l’an 1793 pour l’enregistrement des naissances, mariages et décès mais ils ont subi quelques pertes pour la période révolutionnaire. Les causes des décès n’y sont qu’exceptionnellement indiquées par les rédacteurs (sauf dans quelques cas de noyade ou d’accident) ; malgré tout, une analyse attentive des données démographiques peut fournir des indications indirectes sur l’état de santé des populations anciennes et sur les crises sanitaires qu’elles ont traversé.

Registre paroissial étretatais de l’année 1720 (Archives départementales de Seine-Maritime) http://www.archivesdepartementales76.net/

L’occurrence, dans un laps de temps limité, d’un nombre anormalement élevé de décès -surtout lorsque ceux-ci  touchent surtout des enfants d’une même parenté- est un révélateur probable d’épidémies (telles que variole, dysenterie, pneumonie infectieuse, typhoïde, choléra, grippe, etc.) ; les pathologies étaient éventuellement combinées à des périodes de disette ayant fragilisé les populations. Si l’on se fie à ces indicateurs, la seconde moitié du XVIIIe siècle aurait vu se succéder un certain nombre de ces crises de surmortalité à Etretat : ainsi en avril-mai 1752, en octobre-novembre 1756, en mars 1769, en février 1772, en août-septembre 1778, en mars 1784, entre autres. Pour le début du XIXe siècle, on peut mentionner les crises de juillet 1805, de septembre-octobre 1811, de mai à août 1832 et d’avril-mai 1843. La lecture de cette énumération fait apparaître des mois de vulnérabilité : le printemps et la fin de l’été paraissent particulièrement néfastes du point de vue épidémiologique. L’examen détaillé de chacune de ces contaminations peut nous apporter quelques éclaircissements sur la nature probable des maux.

Evolution annuelle du nombre de décès à Etretat de 1740 à 1850 ; les cercles rouges indiquent les épidémies probables ©Les carnets de Polycarpe

Le printemps 1752

L’année 1752 compta 30 inhumations, soit dix de plus que l’année précédente ; comme souvent en pareil cas, l’excès de décès fut suivi durant l’année suivante d’un nombre exceptionnellement bas (8). Sur les 30 décès, 24 survinrent entre le 29 mars et le 8 juillet, dont 13 durant le seul mois d’avril. Les deux sexes furent touchés équitablement, en revanche la répartition par tranches d’âge des défunts montre que les jeunes enfants et les plus vieux ont été particulièrement affectés : onze des vingt-quatre morts du printemps avaient moins de 10 ans, tandis que sept avaient plus de 60 ans ; les adolescents et les jeunes adultes, moins vulnérables, furent presque totalement épargnés. On sait que l’année 1752 fut, dans le royaume, une année de disette ; la nature épidémique des décès du printemps est cependant probable, en raison des liens de parenté unissant les défunts. En effet, figurent parmi les victimes : Pierre Delahais dit Cotteret (70 ans) et son frère Louis (62 ans), Robert Lebaillif (6 ans), son frère Michel (3 ans et demi), leur oncle Robert (43 ans) et leur cousine germaine Marie Madeleine (6 ans), Charles Richer (78 ans) et son épouse Madeleine Thieullent (80 ans), Prudence Gefrey (17 ans) et sa mère Prudence Levasseur (48 ans). La paroisse de Pierrefiques connut la même crise de surmortalité, avec 11 décès survenus entre le 4 avril et le 6 juin.

L’automne 1756

L’année 1756 compta 13 décès, dont 6 survinrent entre le 13 octobre et le 26 novembre. Toutes les victimes avaient moins de douze ans et appartenaient à deux familles : les Homond (Marie Anne, 7 ans, et son frère Pierre, 3 ans) et les Morin (Marie Anne, 12 ans, sa sœur Anne, 8 ans, son frère Pierre, 10 ans et son frère Jean Baptiste, 4 ans). La nature épidémique de ces décès est fort probable.

La fin de l’hiver 1769

On dénombre 20 décès durant l’année 1769, soit presque deux fois plus que la moyenne. L’excédent s’explique par 8 décès survenus entre le 2 février et le 16 mars et qui n’ont touché que des enfants de moins de dix ans, parmi lesquels Jeanne Allais et sa sœur Geneviève, Jean Baptiste Dalibert et sa sœur Marie. Cette crise rappelle celle de 1756, par sa brièveté et par la nature des victimes. Les communes voisines ne semblent pas touchées.

La fin de l’hiver 1772

Sur 26 décès survenus en 1772, 15 se produisirent entre le 12 janvier et le 17 mars, soit presqu’à la même période qu’en 1769 ; la ressemblance ne s’arrête pas là puisque les victimes ont encore moins de dix ans, à l’exception d’un garçon de quatorze ans et d’une adolescente de dix-sept ans. Plusieurs fratries furent touchées : Catherine Vallin (4 ans) et sa sœur Marie (trois mois), Jean Bénard (5 ans) et son demi-frère Jean François (14 ans), Jean Rault (5 ans), sa sœur Anne Rose (4 ans), son cousin Jean (3 ans) et son cousin Jean, d’une autre branche (9 ans). Cette année-là, d’après les chroniques, la France fut touchée par des épidémies de variole, grippe et typhoïde. Le registre de la paroisse de Bénouville mentionne le décès, le 22 décembre 1771, d’un enfant de 13 mois « de la petite vérolle », ce qui oriente vers la première des affections citées.

L’été 1778

Cet été fut particulièrement néfaste : sur les 26 décès de l’année, 16 survinrent entre le 3 août et le 18 septembre. Les victimes sont particulièrement jeunes (moins de six ans) et se partagent équitablement entre garçons et filles. Là encore, les liens familiaux entre les victimes sont attestés : Jean Charles Martel (3 ans) et son frère Pierre Guillaume (un an et demi), Suzanne Lecompte (5 ans) et sa sœur Victoire Rose (2 ans), Gervais Houlbrèque (4 ans) et sa sœur Elisabeth (2 ans). Il s’agit vraisemblablement d’une épidémie de dysenterie, survenue après un été très chaud. En effet cette maladie survient plus fréquemment vers la fin de l’été et le début de l’automne, particulièrement lorsque le temps est chaud et humide. A noter que la commune voisine de Bordeaux ne montre qu’un très léger pic de mortalité, qui intervient plus tôt dans l’année (six décès d’enfants de moins de 7 ans –dont deux frères- entre le 29 avril et le 9 juin).

Le printemps 1784

En 1784, 32 personnes furent inhumées, soit un peu plus qu’en 1752. Il semble que cette année-là deux vagues successives d’épidémie très brèves touchèrent la population étretataise. La première, du 10 au 31 mars, fit 7 victimes âgées de moins de dix ans, à l’exception d’un homme de trente et un ans ; la seconde, du 30 avril au 15 mai, fit 5 victimes de moins de huit ans. Plusieurs familles furent touchées : un couple, qui avait perdu deux enfants en 1772, perdit deux autres enfants en mars 1784 (les jumeaux nouveaux-nés Pierre Louis Xavier et Pierre Auguste Vallin) ; un autre couple perdit trois enfants en mars (Rosalie Victoire Vallin, 3 ans, Marie Anne Suzanne, 9 ans et Pierre Benoît, 4 ans) ; Pierre Rault et Rose Barbenchon, qui avaient perdu deux enfants également en 1772, en perdirent deux autres en mai 1784 (Marie Anne Rose, 5 ans, et Pierre Joseph, 2 ans) ; enfin un dernier couple perdit trois enfants en mai : Philippe Nicolas Ledentu (7 ans), Geneviève Rose (4 ans) et Jean Louis (2 ans).

Le printemps 1789

On sait que l’année 1789 fut très rude en France : à un hiver particulièrement rigoureux, succéda une période de disette ; 24 étretatais furent inhumés cette année-là. Le mois de mars vit se succéder une demi-douzaine de décès qui frappèrent particulièrement une famille : trois sœurs, Catherine Suzanne, Anne Elisabeth et Rose Argentin, âgées de respectivement 23, 20 et 26 ans, moururent en trois semaines, entre le 12 mars et le 7 avril ; leur mère Marie Feuilloley, âgée de 57 ans, mourut le 21 avril et leur sœur aînée, Marie Angélique Thérèse Argentin, âgée de 31 ans, mourut le 6 juillet, quatre mois après le premier décès suspect. La même année, le hameau des Quatre Fermes à Cuverville vit le décès, entre le 8 avril et le 4 décembre, d’un père et de quatre de ses enfants.

L’hiver 1795

En 1795, 29 personnes décédèrent à Etretat, soit presque le double du chiffre moyen ; 15 de ces décès survinrent entre le 7 janvier et le 2 mars, durant une période de froid rigoureux. Cette fois-ci, les défunts appartiennent à toutes les classes d’âge et ne montrent pas de lien de parenté, ce qui ne donne pas d’indication sur la cause de cette surmortalité passagère; toutefois, parmi les premiers inhumés, figure Jean François Chalet, un indigent domicilié à Villainville mais « depuis dix jours resté malade » chez une étretataise.

L’automne 1800

L’année 1800 montre un léger excédent de décès, principalement concentré en octobre. Entre le 25 septembre et le 25 octobre, 10 personnes furent enterrées, dont les âges varient de 3 à 78 ans ; au moins deux d’entre elles étaient apparentées : Marie Anne Maillard (34 ans) et son fils Jacques Denis Friboulet (3 ans).

L’été 1805

Durant cette année 26 étretatais moururent, soit dix de plus que les années précédentes ; sept de ces décès survinrent entre le 15 messidor (4 juillet) et le 19 thermidor (7 août) et ne touchèrent que des enfants de moins de 5 ans, dont deux frères.

L’épidémie de 1811

L’année 1811 bat un record de décès, avec 40 inhumations. Plus de la moitié des décès (23 exactement) sont enregistrés entre le 18 septembre et le 9 novembre. Cette épidémie frappa toutes les catégories de la population, sans distinction d’âge ou de fortune : Jacques Nicolas Adam de Grandval, maire d’Etretat, président du canton et commandant militaire de l’arrondissement, en mourut à l’âge de 72 ans le 21 octobre, alors qu’il était « indisposé depuis le 10 octobre ». Le choléra fut mis en cause mais il est probable qu’il s’agissait plutôt d’une gastro-entérite telle que le « choléra nostras », survenant habituellement à la fin de l’été, car la première épidémie connue en Europe de vrai choléra, maladie originaire du subcontinent indien, ne survint qu’en 1832.

Evolution mensuelle des décès à Etretat durant l’année 1811
©Les carnets de Polycarpe

1832 : l’arrivée du choléra en France

La pandémie de choléra de 1832 touche Paris le 25 mars et se répand rapidement le long de la Seine, si bien que la région havraise est touchée dès le mois d’avril. A Etretat le nombre des décès de l’année est supérieur à la moyenne, moins toutefois que l’année précédente. Il est possible que, parmi les 37 décès survenus entre le 9 avril et le 7 septembre, certains soient imputables au choléra mais il est aussi possible qu’ils relèvent de la petite vérole (variole), qui a sévi en plusieurs points du département et de la côte au cours du printemps ; plusieurs membres d’une même famille décèdent à quelques jours d’intervalle : Jeanne Acher et son frère Jean (64 et 66 ans), Ephigénie Clément (16 ans), son frère Auguste (3 ans) et sa sœur Euphémie (7 ans), Victoire Lecointre (18 ans), Rose Esther Beaufils (5 ans) et leur mère Marie Angélique Hauchecorne (43 ans). Deux autres étretatais sont décédés à l’hôpital du Havre : le mousse Pierre Séverin Testu, débarqué d’un chaland, mort le 30 avril et Joséphine Ramier, morte le 11 août.

A partir du 25 mars 1832 la mention du choléra apparait dans le Journal de Rouen (quotidien) sous la forme d’un entrefilet de quelques lignes en page 1 : « M. le docteur Foville vient de partir pour Londres, afin d’aller observer le choléra qui continue ses ravages dans cette capitale » ; dans le même numéro, on trouve en page 3 un décompte des victimes en Angleterre : « Choléra, 120 nouveaux cas et 73 décès. Total, depuis l’apparition de la maladie à Londres, 1050 cas ; 611 morts ». Le 27 mars, nouvelle mention, dans une lettre écrite de Londres le 23 mars et publiée en page 1 : « Le choléra nous est nuisible seulement à cause des quarantaines qu’on nous impose de toutes parts. Votre gouvernement est assez raisonnable à cet égard ; mais dans la Méditerranée, et surtout l’Espagne et le Portugal, nous souffrons beaucoup. Au reste, on s’inquiète peu ici de cette maladie, qui, d’après toutes les expériences, n’est pas contagieuse (…) ». Il faut attendre le 30 mars pour voir annoncée la nouvelle du décès d’un homme à Paris le 27 mars, suivi de neuf cas le lendemain, dont quatre succombèrent le jour même.

Extrait du Journal de Rouen du 23 mai 1843 http://www.archivesdepartementales76.net/

On peut suivre la progression de la maladie, le décompte quotidien des victimes en Seine-Inférieure (à partir du 13 avril et ce jusqu’au 31 mai) et la place croissante occupée par l’épidémie dans les colonnes du journal au fil des jours, avec les inévitables polémiques sur la négation puis la minimisation de la gravité de la situation, sur les causes de l’épidémie et sur les moyens d’y faire face : rien de nouveau sous le soleil ! http://www.carnetsdepolycarpe.com/le-cholera-morbus-en-1832-chronique-dune-epidemie/

Le printemps 1843

Sur les 51 décès enregistrés dans l’année, 16 se produisirent entre le 19 mars et le 20 mai ; la moitié de ces défunts du printemps avaient moins de deux ans, cinq autres étaient des adolescents ou de jeunes adultes. Parmi les nourrissons, on compte quatre enfants trouvés originaires du Havre, placés en nourrice chez un étretatais. Une grande partie des autres victimes de cette probable épidémie appartenaient à une seule et même famille, les Simon : quatre frères et sœurs, âgés de 10 à 23 ans, ainsi que la fille naturelle d’une de ces personnes, moururent entre le 21 mars et le 20 mai ;  il faut y ajouter deux autres membres de la même fratrie décédés l’une (âgée de 29 ans) le 20 janvier, l’autre (âgé de 13 ans) le 19 septembre de la même année.

Evolution mensuelle du nombre de décès à Etretat en 1843
©Les carnets de Polycarpe

Le XVIIIe s. a vu des crises de surmortalité se succéder à un rythme assez régulier tous les 5 à 6 ans. La plupart peuvent être attribuées à des épidémies, dont la durée est généralement d’un mois et demi à deux mois. Après le Premier Empire, alors que la population augmente de façon importante, les épidémies semblent s’espacer, probablement en lien avec les progrès de la médecine. Le choléra sévit encore de façon épisodique au long du XIXe siècle : il est signalé dans les tous premiers jours de janvier 1849 à Yport, où il fait trois ou quatre victimes (Journal de Rouen des 3 et 5 janvier 1849). C’est encore à Yport que le choléra fait une dernière apparition mortelle entre le 23 octobre et le 27 novembre 1888, ramenée de Sète par des marins.

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