Les villas étretataises et leurs noms, un peu de géographie sociale

Les historiens locaux successifs ont montré un intérêt particulier pour cet aspect de la géographie urbaine étretataise. On peut trouver plusieurs raisons à cela : l’architecture particulière des villas balnéaires, leur intérêt paysager, mais aussi la notoriété des propriétaires, largement indissociable de l’intérêt qu’on porte à ces bâtiments ; en effet tous les auteurs d’ouvrages sur Étretat citent le nom de leurs occupants. Les villas ont suffisamment attiré l’attention du public pour faire l’objet, au XIXe s., de séries de cartes postales (Thomas, 1985), ce qui a encore accentué leur importance paysagère et renforcé leur valeur patrimoniale. Ces cartes postales ont été souvent utilisées par les agences de location à des fins commerciales.

Étretat est un terrain mixte où l’artiste et le bourgeois, ces ennemis séculaires, se rencontrent et s’unissent contre l’invasion de la basse gomme et du monde fractionné. Offenbach, Faure, Lourdel, les peintres Landelle, Merle, Fuhel, Ollivier, Lepoitevin, etc., etc., y possèdent de charmantes villas  où leurs familles et quelquefois eux-mêmes s’installent à la première feuille nouvelle, pour ne s’en aller qu’à la première gelée.

Guy de Maupassant, Etretat, in Le Gaulois du 20 août 1880

Depuis la falaise d’amont jusqu’à la falaise d’aval, des habitations de tous styles : villas, hôtels, ateliers d’artistes abritent un monde toujours élégant et dont la simplicité, non exempte de recherche, est d’une coquetterie charmante. Si l’on se met à l’aise dans des vêtements commodes, bariolés, chatoyants et clairs, on n’abdique pas pour cela le décorum officiel sans lequel on ne saurait vivre, même au bord de la mer ; mais l’on se contente cette fois d’en revêtir les gens de service qui arborent, solennels comme des magistrats, l’habit et la cravate blanche que le maître a momentanément échangés contre un « délicieux déshabillé »

Constant de Tours, Vingt jours d’Étretat à Ostende, Haute-Normandie, plages du Nord : guide-album du touriste, 1891, p. 6-8

Une question de vocabulaire

Mais que désigne-t-on sous le nom de villa ? On se représente volontiers une maison individuelle à étage, distinguée par un nom particulier, le plus souvent dépourvue de mitoyenneté (mais pas toujours), possédant au minimum un jardin -si ce n’est un parc- et présentant une architecture originale. Les dictionnaires ne fournissent pas de définition aussi précise du terme, que ne reconnaît pas le droit français ; la distinction entre une villa (vocable d’acceptation bourgeoise, aux parfums d’aisance) et un pavillon (dénomination à la consonance triviale et sentant sa banlieue) est parfois incertaine et force est de reconnaître que ce label de villa est souvent auto-accordé par le propriétaire cherchant à se pousser du col ou à l’investisseur désirant hisser son bien locatif au niveau des constructions les plus élégantes. A l’inverse, un certain nombre de demeures étretataises ont été dotées au XIXe s. du qualificatif de chalet par leurs propriétaires (Chalet Bagatelle, Chalet Périer, Chalet Diaz, Chalet des Haules, Chalet Saint-Clair, Chalet des Violettes,…), soit par goût de la litote, soit par fausse modestie ; à cette époque, le terme de chalet n’avait pas une connotation montagnarde aussi affirmée que de nos jours mais plutôt un sens champêtre. Dans le même esprit, citons la villa le Brimborion ; comble de l’antiphrase provocatrice, la villa du Haut-Mesnil, naguère baptisée la Bicoque et qui apparaît sous ce nom dans le roman de Simenon : « Maigret et la vieille dame ».

La Bicoque possède toutes les caractéristiques qu’on prête à une villa : maison individuelle à étage au milieu d’un vaste jardin, balcon, véranda, originalité architecturale

Au milieu du XIXe siècle, à l’époque où ont fleuri les premières villas, le contraste était grand avec les humbles maisons de pêcheurs des « cours » étretataises, telles que celles des rues Notre-Dame (cour Hamel), Anicet Bourgeois (cour d’Islande), Dorus (cour Cordier), Prosper Brindejont (cour Thurin), Isabey (cour Pouchet, cour Lenoir, cour Maubert) ou de l’abbé Cochet.

« De la mer à la vallée, de l’aval à l’amont, bâtis de plain-pied ou étagés sur les deux versants de la falaise, ce ne sont que pavillons avec clochetons, plate-formes, ciselures, sculptures et jardins autour. Ça et là une façade se dresse dans l’air, pareille à un damier, avec ses pierres carrées, blanches et rouges, et l’on voit reluire un toit pointu entre les arbres. Les échafaudages croisent contre les maisons en construction leurs madriers dont les ombres s’allongent en pointe sur le sol. Perdues dans l’éclat des villas splendides, quelques pauvres petites maisons sortent, de loin en loin, à rase terre, avec leurs toits de chaume, où pointent des touffes de mousses, et leurs façades en terre glaise, éclairées par des vitraux grands comme la main et bizarrement disséminées »


Gustave Nicole, Sur la Plage, Etretat, 1861
Chaumières en bord de mer au milieu du XIXe s. ; on distingue une caloge à l’arrière-plan
Maisons de pêcheurs autour de l’ancienne mare (actuellement place Foch)

Il est intéressant de noter que Nicole fait déjà l’observation du contraste entre les villas des « propriétaires », toutes en verticalité et en élévation vers le ciel, et les masures des gens du peuple (les « manants », comme on dit en Pays de Caux), basses et quasi enfoncées dans le sol, comme si un monde aérien dominait, depuis les hauteurs qu’il occupe, un monde quasi-souterrain. Il serait aisé d’y voir une symbolique sociale, ce qui n’était sans doute pas dans l’intention de l’auteur mais qui transparait clairement de son texte. De fait, les plus anciennes maisons étretataises, situées dans le fond de vallée, sont souvent en contrebas de la chaussée, probablement en raison de l’exhaussement du sol provoqué par l’apport sédimentaire des inondations successives. L’écrivain havrais Benoît Duteurtre, dans une métaphore comparant Étretat à un vaste théâtre, résume très justement la géographie sociale du lieu : «  le village au centre constituant le parterre, tandis que les villas sur les coteaux forment autant de loges ravissantes tournées vers la revue à grand spectacle de l’océan » (Duteurtre 2020, p. 8).

Voici la description que fait Charles Vallin de l’intérieur d’un maître de barque d’Étretat en 1861 :

« La maison (du pêcheur) est construite en briques et cailloux, couverte en ardoises, et comporte un corps de logis au rez-de-chaussée, surmonté d’un grenier. Ce corps de logis comporte trois pièces : la première, précédée d’un jardin potager d’une centaine de mètres carrés, est une cuisine où l’on mange et se tient en famille ; la seconde sert de chambre à coucher ; la troisième, plus petite et mal éclairée, est une sorte de cellier. La cuisine, seule pièce à feu, avec cheminée haute et large, contient une table de sapin, quelques chaises grossières, un banc de bois blanc, un grand buffet de chêne vitré renfermant plusieurs pièces de vaisselle anglaise, une horloge avec réveil-matin contenue dans un étui en chêne. Dans la chambre à coucher, deux lits, une grande armoire en chêne, plusieurs chaises et un coffre à linge. Dans le cellier encore deux lits et le métier de tisserand. Au grenier enfin, un cinquième lit. Le tout est fort simple, mais remarquable par une exquise propreté. »

(Vallin, 1888, p. 164)

L’élévation générale du niveau de vie, la rénovation et l’agrandissement des maisons autochtones puis la division des grandes propriétés ont atténué la disparité ; les chaumières du peuple ont été très vite remplacées par des maisons en briques et silex couvertes d’ardoises, les mêmes matériaux que ceux qui furent utilisés dans la construction des demeures de l’élite. Dès lors, les contrastes se sont estompés dans le tissu urbain du point de vue architectural et cependant les distinctions subsistent dans les mentalités. En réalité, il existe un certain consensus chez les habitants des bords de mer pour considérer qu’une villa est une maison bourgeoise à usage de résidence d’agrément, donc occupée de façon épisodique. Virginie Manase (2017) nous rappelle que dans la seconde moitié du XIXe s., les trois quarts des estivants viennent de Paris ou sa banlieue et que près du tiers d’entre eux sont des artistes.

Cour Pouchet rue Isabey ; la disposition des anciennes maisons de pêcheurs évoque celle des courées du Nord
Cour rue de l’abbé Cochet ; comme dans la cour Pouchet, le niveau du sol est plus bas que celui de la rue ; le bâtiment élevé qu’on aperçoit à l’arrière-plan est l’hôtel de la Résidence
Vue d’Étretat au début du XXe s. : « ce ne sont que pavillons avec clochetons (…) »

C’est d’ailleurs en se fondant essentiellement sur la qualité et le statut des propriétaires (presque tous résidents secondaires) que Parmentier énumère 63 villas en 1890 ; Lindon, en 1963, en nomme 157. Cette augmentation rend compte, pour partie, de l’accroissement du parc immobilier mais elle traduit surtout un plus grand souci d’exhaustivité de la part d’un homme qui connaissait Étretat bien mieux que l’auteur précédent, pour y avoir exercé des mandats de maire pendant pusieurs décennies. La confrontation des patronymes avec les versions les plus récentes de l’annuaire de l’APADE (Association des Propriétaires et des Amis d’Étretat, http://www.etretat-apade.fr/) montre une certaine stabilité dans la possession familiale des immeubles –compte tenu du jeu des alliances matrimoniales- et dans leur destination de résidence secondaire, même si de plus en plus de biens sont entrés dans l’offre locative sous forme de chambres d’hôtes, de gîtes ou de location par Airbnb. Il faut rappeler qu’une partie des estivants réguliers, y compris parmi les plus fortunés, louaient les villas qu’ils occupaient chaque été. D’après Virginie Manase (2017), 123 villas et chalets étaient à louer pour l’été dans les années 1920.

Madame Coquin, femme en secondes noces de notre propriétaire, est une gaillarde avec laquelle il n’est pas facile de traiter amiablement une affaire. Elle ne voulut jamais en démordre du prix de six cents francs pour la location de cette petite maison, dont la durée commençait au 12 juillet et devait finir le 1er septembre 1884.

André Isidore Lefebvre : Journal d’un villégiateur aux bains de mer, Étretat 1868-1885, éd. Terre en vue, 2014, 88 p.

Sur la lente agonie du mode de vie estival des villas d’autrefois, on lira les romans autobiographiques de Benoît Duteurtre ou les souvenirs de Vincent Lindon et de Franck Mossler.

Lorsque j’avais seize ans, en pleine vague punko-new-wave, la bourgeoisie d’Etretat tournait déjà au résidu défraîchi. Les familles parisiennes possédaient encore leurs cabines de bain mais, l’une après l’autre, elles soldaient leurs immenses villas pour des appartements ou des maisons de pêcheurs d’un entretien moins coûteux. Les grands pères mouraient. Leurs héritiers semblaient mal armés pour assurer la relève : les jeunes préféraient cueillir des champignons sur la falaise (…)

Benoît Duteurtre : La lutte des classes à Etretat, in La Revue d’Etretat, 1999, p. 9
Parmentier
1890
Lindon
1963
Thomas
1985
Annuaire
APADE
2007
Allée des Pervenches252
Avenue Georges V/route du Havre2342
Allée des Tamaris5958
Chemin des Fondrets274
Chemin de Saint-Clair3724
Avenue de Verdun/route de Fécamp213
Rue Jules Gerbeau/rue du Mont3846
Rue Charles Mottet32
Rue Guy de Maupassant/route de Criquetot22538
Rue du Bec Castel432
Rue Jacques Offenbach/route de Fécamp31046
Rue Georges Bureau11
Rue du Général Leclerc2
Rue de l’abbé Cochet3371
Chemin des Haules1412
Avenue Damilaville423
Rue Benoît Vallin31
Rue Isabey4104
Rue René Tonnetot12
Rue du Dr de Miramont134
Rue Jean-Baptiste Cochin/avenue aux Lierres3613
Rue Alphonse Karr21
Rue Prosper Brindejont/rue de la Tour22
Rue Notre-Dame91956
Rue Anicet Bourgeois111
Rue Eugène Lepoittevin3835
Rue Adolphe Boissaye/rue de la Valette2
Rue de Traz-Périer3322
Boulevard René Coty1
Rue Dorus311
Chemin des Fauvettes211
Rue Aristide Briand/rue de la Mairie21
Route du Havre1
Place Général de Gaulle1
Chemin de la Côte du Mont1
Rue des Écoles1
Rue Monge1
631575384

Répartition géographique des villas mentionnées dans différentes sources ; en gras les principales concentrations

On ne reviendra pas sur l’origine historique et sur l’aspect architectural du développement des villas à Étretat depuis le milieu jusqu’à la fin du XIXe s., sujets déjà maintes fois évoqués (voir l’article général très documenté de Toulier, 1993 et ceux de Manase, 2010 et 2017, sur la côte d’Albâtre). En revanche les aspects géographiques et sociologiques du phénomène ont été peu traités.

Une répartition spatiale non aléatoire

Aucune villa ne se situe sur le front de mer proprement dit, si ce n’est la villa les Bardis, installée juste au pied de la falaise d’Aval, à quelques mètres seulement en retrait du perré. Cette absence s’explique d’abord par des raisons géographiques, la relative fréquence des tempêtes et des invasions marines constituant un inconvénient suffisamment dissuasif (voir http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2020/03/29/le-climat-etretatais/). Des raisons historiques expliquent également cette absence. Au milieu du XIXe s ., le front de mer était occupé déjà essentiellement par des hôtels : hôtel Blanquet à l’ouest, hôtel Hauville au centre, hôtel de la Plage, hôtel des Roches à l’est, sans compter la présence du casino, créé en 1852. Durant la Seconde Guerre Mondiale, l’armée allemande détruisit la majorité des constructions du front de mer afin de créer un no man’s land défensif. La reconstruction des années 1950 –pour laquelle on ne félicitera pas les architectes et les décideurs de l’époque- substitua des parkings en bitume et des parallélépipèdes en bon vieux béton aux constructions disparues, sans doute afin de marquer l’arrivée triomphante du village dans la modernité. Autour de cette ulcération urbanistique, la répartition actuelle des villas s’organise surtout en fonction de la topographie. Elle est structurée par trois pôles principaux aux contours assez imprécis. Leur mise en place –dont l’ordre ne suivit pas celui de l’énumération développée ci-dessous- eut des répercussions importantes sur l’évolution du réseau de voirie.

Le font de mer au début du XXe siècle : des constructions anglo-normandes typiques de l’architecture balnéaire
Le front de mer en 2016 : l’architecture mondialisée
Plan parcellaire d’Étretat en 1766 (ADSM, cote 12Fi290), redessiné ; landes en vert foncé, vergers en vert clair, jardins en jaune clair ; les rues percées ultérieurement sont figurées en rouge ©Les carnets de Polycarpe
Plan d’Étretat en 1890 (in Parmentier 1890) ; le bâti s’est densifié dans le centre et de nouvelles constructions sont apparues au nord-est du village
Cartographie des villas ; en bleu, le pôle du bord de mer, en rose le pôle du chemin de Saint-Clair, en gris le pôle du Bon Mouchel ; 1-les Bardis, 2-le Camondet, 3-villa Vassoigne, 4-les Charmilles, 5-la Chaufferette, 6-villa Notre-Dame, 7-les Verguies, 8-le Donjon, 9-villa Orphée, 10-le Petit Val, 11-les Aygues, 12-la Ramée, 13-les Pelouses, 14-chalet Bagatelle, 15-la Guillette, 16-le Sphinx-Cottage, 17-la Bicoque (carte réalisée sur un fonds Google Maps)

Premier pôle : le bord de mer

Le moteur du développement considérable des villas sous le Second Empire a été le lotissement du versant septentrional de la vallée par Théodore et Édouard Maigret. Justin Louis Théodore Maigret (Paris 1826-Étretat 1905) et son frère Édouard, négociants en papier peint, avaient compris les avantages considérables offerts par ce secteur : de vastes surfaces disponibles, une exposition ensoleillée (vers le sud-ouest), une vue imprenable sur la falaise d’Aval et sur la vallée, une position dominante par rapport au village, tout cela sans craindre les inondations affectant périodiquement les terrains situés en contrebas.  De plus, la pente était suffisamment prononcée pour aménager, comme dans un théâtre, un étagement des propriétés sur 70 mètres de dénivelé garantissant ainsi la jouissance du panorama à tous les acquéreurs. L’allée des Tamaris, le chemin des Pervenches, l’avenue Damilaville, trois axes parallèles en gradins spécialement créés et reliés à leur extrémité occidentale par le chemin de la Côte du Mont, ont vu ainsi des villas se dresser selon un alignement est-ouest, dans ce qui était auparavant de simples landes proches de la falaise et sans grande valeur.

Allée des Tamaris : à gauche la villa des Œillets (1857) au premier-plan et la villa Marie-Louise (1853) à l’arrière plan

« L’alignement et l’espacement des villas, les escaliers reliant entre-elles les trois avenues, et surtout la nature et la disposition de la végétation assurent au lotissement une remarquable cohérence et un cadre végétal attrayant. (…) Chaque villa, traitée comme le centre d’un tableau, se détache sur un fond d’arbres mêlant les espèces feuillues arborescentes locales ou exotiques avec des espèces à feuillage persistant, dans une gamme variée de verts, tandis que des plantes ornementales buissonnantes bordent l’allée principale et égayent, sans la cacher, les abords de la façade principale. » (Manase, 2010)

Au bas de ce versant septentrional, légèrement au-dessus du fond de vallée, des villas ont également été édifiées –parfois dès avant le lotissement des Maigret- selon deux axes parallèles aux précédents : l’allée Eugène-Le Poittevin et la rue Notre-Dame. Dans cette dernière rue, qui était une voie importante conduisant vers l’église, les villas -citons la Chaufferette, construite par le peintre Eugène Le Poittevin, les Charmilles, la villa Notre-Dame, les Verguies, appartenant à la mère de Maupassant- sont très tôt venues côtoyer les maisons de pêcheurs existant auparavant, formant une zone de mixité sociale et architecturale.

Rue Notre-Dame : vers l’église, les villas se succèdent ; atelier du sculpteur animalier Charles Artus (Etretat 1897-Le Havre 1978), construit par l’architecte fécampois Emile Mauge, au premier plan ; villa la Volière à l’arrière-plan
Rue Notre-Dame : vers le centre-ville, l’habitat traditionnel domine

De l’autre côté de la vallée, la partie du versant méridional la plus proche de la mer a également été investie très tôt par cette vague de constructions. Elle bénéficie de l’avantage d’une situation dominante ainsi que d’une vue imprenable sur la falaise d’Amont et sur le village. Bien que moins favorable du point de vue ensoleillement car exposée au nord-est, elle est mieux protégée des vents dominants et des tempêtes que le versant opposé. Les villas (parmi lesquelles le Camondet, la villa Vassoigne) se situent route du Havre et rue du Dr de Miramont.

Sur la droite du cliché, les villas qui s’étagent sur le versant sud-ouest (aval) de la vallée d’Etretat, entre le golf et la ville
Villa Le Camondet (Chalet Périer) sur le coteau aval ; à l’arrière-plan, on aperçoit les villas du chemin de Saint-Clair

En symétrique du versant opposé, le bas du versant méridional proche de la mer a également été investi par des villas, le long de la rue de Traz-Périer.

Rue de Traz-Périer, au pied du coteau aval

Deuxième pôle : autour du chemin de Saint-Clair

Un  « deuxième front » (dans l’ordre d’énumération) est situé un peu plus à l’intérieur, sur une autre position dominante ; celle-ci offre une vue plus lointaine sur le bord de mer mais elle présente l’avantage d’une exposition moins importante aux agressions de l’air marin et une végétation plus développée, tout en étant plus à l’écart de l’agglomération et de la foule. Des villas originales, par leur architecture et par l’exubérance de leurs propriétaires, comme le Donjon, la villa Orphée, le Petit Val ou le château des Aygues, se concentrent autour de l’éperon des Trois-Mathildes, délimité par la confluence du Petit-Val et du Grand-Val (de part et d’autre du chemin de Saint-Clair et de la rue Offenbach, en direction de Fécamp). Elles sont souvent entourées de vastes parcs où les arbres sont mieux protégés de l’air marin.

« Les propriétaires qui habitent la côte de Fécamp sont relativement assez loin de la mer ; aussi, pour la plupart, ils s’y rendent ou tout au moins en reviennent en voiture. Offenbach est le premier occupant : villa superbe, le plus grand et le plus beau salon d’Etretat. Petit salon peint par Benedict-Masson, cabinet de travail boisé jusqu’au plafond, grande cheminée en bois sculpté, sur laquelle se détachent en plein bois un violon, une flûte et un cahier de musique tout grand ouvert ; un motif d’Orphée aux Enfers et La Chanson de Fortunio, burinés au poinçon. Un peu plus loin, sur la côte, l’imposant castel du prince Lubomirski ; plus haut, presque sur la crête de la falaise, une tour crénelée, ruine moderne, édifiée par Dollingen, un courtier d’annonces qui fut homme de lettres à ses heures. »

Guy de Maupassant, chronique du 20 août 1880 dans Le Gaulois

Le château Lubomirski –dit château des Aygues- et la propriété excentrique de Dollingen -baptisée le Donjon– ont tous deux été construits sur les plans de Théodore Huchon, l’architecte havrais qui travailla aussi pour la reine Marie-Christine de Bourbon-Siciles. Le Donjon, édifié en 1862, comprenait, dans l’aile gauche : « Sous-sol –très grande cuisine, office et cave. Rez-de-chaussée –vestibule, grand salon avec terrasse, salle à manger, petit fumoir. Premier étage –antichambre, chambre à coucher, cabinet de toilette. Deuxième étage –petite entrée, trois chambres à coucher. Troisième étage –plateforme du donjon » et dans l’aile droite « Sous-sol –cuisine, office, salle de bain. Rez-de-chaussée –vestibule, salle à manger, salon, petit fumoir. Premier étage –deux belles chambres à coucher, cabinet de toilette et deux autres petites chambres à coucher. Dans chaque cuisine il y a une pompe. Derrière la Tour –écurie, remise et logement du gardien ». Cette description figure dans un petit pamphlet écrit en juillet 1871 par Zacharias Dollingen lui-même et intitulé « Pourquoi je vends ma propriété d’Étretat »  (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6373931f?rk=21459;2) ; il y décrit avec amertume le conflit qui l’opposa à son propre fils et les difficultés financières qui en découlèrent, le contraignant à une vente en viager.

La propriété construite par Zacharias Dollingen (source : https://gallica.bnf.fr/, Bibliothèque nationale de France)
Pièce musicale composée en 1866 par Léon Bach sur le Donjon (source : https://gallica.bnf.fr/, Bibliothèque nationale de France)
Angle de la rue Offenbach et du chemin de Saint-Clair ; on aperçoit à gauche la villa Le Petit Val ; le Donjon se trouve derrière les Pins
La villa Le Petit Val et son parc surplombant l’église Notre-Dame

Dans la continuité et en léger contrebas, d’autres villas (comme la villa du Président René Coty, la Ramée) occupent le bas du versant septentrional du Grand Val, le long de la rue Isabey et de la rue du Bec-Castel qui lui est parallèle. En se rapprochant du fond de vallée, les villas sont venues, là encore, se mêler aux habitations des pêcheurs.

Villa La Ramée (Le Boulingrin) ayant appartenu au Président Coty, façade arrière sur la rue Offenbach

« Chaque villa balnéaire doit porter un nom. Au moment de son achat, celle de la famille s’appelait « Villa Cheu Nous ». Ce faux patois sentait son petit-bourgeois, et le ministre de l’Urbanisme, pétri de Verlaine et de Mallarmé, avait cherché un mot plus rare. Avec sa fille Elisabeth, il avait trouvé : « La Ramée ». (…) L’emplacement se situait sur l’un des coteaux où s’alignent les belles demeures d’Étretat. Au cœur d’un décor boisé, constitué de tous les parcs juxtaposés, chacune émergeait avec sa ligne, ses couleurs, son caractère. »

Benoît Duteurtre, Les pieds dans l’eau, 2008

Troisième pôle : le Bon Mouchel

Le troisième pôle est lui aussi constitué autour d’un éperon, celui du Bon Mouchel, borné d’un côté par le vallon qu’emprunte la route du Havre et de l’autre par le Grand Val ; son axe structurant est formé par la rue Jean-Baptiste Cochin, qui est l’ancien chemin menant au Tilleul. De vastes domaines y ont été constitués (comme la villa les Pelouses, ayant appartenu à Raymond Lindon), bien arborés grâce à un éloignement relatif de la mer et surtout grâce à la position d’abri par rapport aux vents dominants. Dans la continuité spatiale, le bas du versant méridional du Grand-Val a vu aussi fleurir les villas, le long du chemin des Haules et du chemin des Fondrets qui sont parallèles à l’axe de la vallée.

Villa Beaumont, rue Jean-Baptiste Cochin ; à Étretat, les pentes fortes des versants ont favorisé l’édification de terrasses en façade
Chalet Bagatelle, chemin des Haules
Villa Denyse, à l’angle de la rue Dorus et du chemin des Haules ; son état est inchangé depuis sa construction, si ce n’est la disparition du lambrequin du pignon principal

En symétrique, le bas du versant septentrional du Grand Val a été également investi par les constructeurs de villas, l’allée des Genêts faisant pendant au chemin des Fondrets.

En dehors du « Cercle d’Or » constitué par ces trois sanctuaires, les autres villas sont disséminées dans le village actuel où elles se mêlent au tissu urbain pré-existant (rue Dorus, rue Alphonse-Karr, rue Aristide Briand,…) ou bien encore elles sont espacées le long de la route principale d’accès au village (rue Guy de Maupassant) où elles bénéficient d’un terrain plat et bordent un vaste quadrilatère peu bâti, correspondant à l’ancien parc du château de Grandval : c’est le cas de la villa de Guy de Maupassant, la Guillette et de la villa du romancier Maurice Leblanc, le Sphinx-Cottage (aujourd’hui Clos Lupin).

Villa les Hortensias boulevard du Président René Coty (aujourd’hui restaurant la Belle Époque) ; il existe une autre villa du même nom rue Notre-Dame
Chalet des Violettes, rue Guy de Maupassant

Le palmarès des noms

Comme les embarcations, les villas possèdent leur nom de baptême, c’est même une de leurs caractéristiques distinctives. Au Pouliguen, plus de 64 % des maisons portaient un petit nom dans les années 30, contre 30 % en 2016 (https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/elle-recense-les-noms-de-villas-sur-la-cote-4068065).

Il y a encore quelques décennies, lorsque bon nombre de propriétaires de villas possédaient leur cabine de plage et leur périssoire, celles-ci arboraient le même nom, signe de reconnaissance sociale et familiale au sein du microcosme des estivants réguliers. Le nom de la villa, transmis avec celle-ci par héritage ou par alliance, était alors considéré comme un blason, ce qui explique que beaucoup n’ont pas changé en 150 ans. D’autres ont connu des noms successifs, au gré des ventes, ce qui explique le nombre important des qualificatifs figurant dans la liste ci-dessous (266 appellations distinctes), établie d’après les ouvrages des historiens locaux (Parmentier, Lindon, Thomas), les annuaires (comme celui de l’APADE) et les déambulations sur le terrain. Certains noms ont donc disparu, d’autres sont d’apparition plus ou moins récente. Notons qu’à Saint-Brévin-les-Pins, dans la partie la plus populaire de la station balnéaire, c’est 960 noms qui ont été répertoriés (Chaté, 2003) et à Hosségor, dans les Landes, ce nombre se monte à 1101 ; il est presque identique (1159) au Pouliguen (Guédoux-Goumas, 2019). Nous avons effectué une répartition par thème, suivant en cela la méthode suivie en d’autres lieux (Chaté, 2003), ce qui permet les comparaisons. Certains noms peuvent ressortir de plusieurs catégories, comme on le verra. Faute d’explication sur leur origine, quelques noms restent inclassables : quelle est l’origine des appellations La Clairette, La Fermotte, Kaslo, Les Quenailles ou Rosemont ? On notera que, de manière analogue, des appellations ont été données depuis quelques décennies aux opérations immobilières (résidences et lotissements). Celles-ci sont évidemment peu nombreuses à Étretat mais on citera quand même l’immeuble des Roches Blanches, la résidence du Grand Val (aujourd’hui Germaine Coty), la résidence pour personnes âgées Étoile du Marin ou la résidence Les Bosquets. Comme le souligne Anne Chaté, le nom donné par les promoteurs « n’a pas le même pouvoir poétique : commercial et dépersonnalisé, il ne suggère aucune histoire » (Chaté, 2003).

Catégorie Sous-catégorie Noms Pourcentage
Nature climat Chante-Brise, Folle Brise, Heurtevent 1,1 %
  végétation Le Bégonia, Le Bocage, Le Bois Rosé (2 occurrences), Les Bosquets, Le Boulingrin, Les Buissons, Les Charmettes, La Charmille, Les Châtaigniers, Le Chemin Vert, Les Chèvrefeuilles, Les Clématites, Le Clos Fleuri, Le Coteau Fleuri, Ker Fleuri, Les Fleurs, La Florette, La Fougée, Les Fougères, Les Genêts, Les Hortensias (2 occurrences), Les Lauriers, Les Lierres (2 occurrences), Les Lilas, Le Clos des Marronniers, Les Marronniers, Les Mauves, Les Œillets, Les Ormettes , Passerose, Les Pelouses, La Pensée, La Pivoine, Les Polyanthas, Primavera, Les Primevères, La Ramade, La Ramée, La Roncière, Les Roseaux, La Roseraie, Les Roses, La Sapinière, Les Sorbiers, Les Sycomores, Les Tamaris, Les Tilleuls, Le Tournesol, Le Val Fleuri, Les Verdurettes, Chalet des Violettes, Les Volubilis 20,0 %
  oiseaux L’Alouette, Chantoiseau, Le Colibri,  La Fauvette, Le Goéland, La Mouette, les Oiseaux, L’Orfraie, Les Verdiers, Le Vingeon, La Volière 4,0 %
  insectes La Bruche, Le Criquet, La Luciole, Tsé-Tsé, Le Ver Luisant 1,8 %
  mammifères Les Levrettes, La Renardière, Retourne-Loup 1,1 %
  domaine maritime L’Abri Côtier, Les Bardies, La Barquerolle, Les Berniques, La Caloge (2 occurrences), Le Cap, La Coquille, Les Coquillages, Les Drakkars, Les Embruns, Le Fanal, La Frégate, La Grande Falaise, La Navale, La Pagaie, La Rocaille, Les Roches, La Sirène, Stella Mare, La Turlutte, Les Vieux Galets, Les Vikings 8,3 %
Prénom féminin Ker Anne, Le Clos Arlette, Béatrice, Caroline, Chalet Claude, Coralie, Denyse, Georgette, Eliane, Fanny, Gabrielle, Gaby, La Guillette, Henriette, Hermance, Isabelle, Isoline, La Jacotte, Julie, La Justine, Louise (2 occurrences), Louisette, Madeleine, Margot, Marie-Louise, Mariette, Nanine, Nelly, Nicole, Odile, Pavillon d’Olive, Reine-Marguerite, Roxellane, Sylvie  12,7 %
  masculin Christian-Jacques, Chalet Eugène, Ker Jack, Louis-André, Maurice, Médéric, Chalet Théo 2,5 %
  double Victor-Louise, La Moniandre ? 0,7 %
Patronyme   La Barque d’Isabey, Beaumont, Bligny, Carlyle House, Depouilly, Diaz, Pavillon Doche, Dorus, Chalet Jouet, Lalanne, Casa Landelle, Gustave-Lemaitre, Médova, Oudiné, Chalet Périer,  Chalet Prévost-Paradol, Provigny, Trebelli, Vassoigne 6,9 %
Habitat/architecture habitat L’Abri, Les Abris, L’Atelier, La Bergerie, Le Blanc-Mesnil, Le Bon Gîte, La Closerie, Le Coin Tranquille, Doux Repos, Le Gai Séjour, Le Haut-Mesnil, L’Hermitage (2 occurrences), L’Hostal, La Petite Ferme, La Rustique 5,4 %
  architecture, aménagement Le Blanc Castel, Les Campaniles, La Carrière, La Chaumière, Le Clocheton, Le Cottage, Le Donjon, Le Gai Cottage, La Glacière, La Gloriette, Le Hall, Isba, Le Lanterneau, La Logette, La Maisonnette, Montjoye, La Palissade, Le Gai Pavillon, Les Soliers (2 occurrences), Les Terrasses, La Tonnelle, La Tourelle, Le Vieux Puits (2 occurrences) 9,1 %
Toponyme   Le Camondet, Pavillon Castel, Le Cateuil, La Cauchoise,  La Côte, Les Fondrets, Chalet des Haules, Juliobona, Chalet Nanteuil, La Passée, Le Pertuiset, Le Petit-Val, Solente, La Valette 5,1 %
Fantaisie/humeur   Chalet Bagatelle, La Bicoque, Le Brimborion, Caprice, La Chaufferette, Cheu Nous, La Chonchette, La Concorde, L’Espérance (2 occurrences), Fantaisie, La Favorite, Le Joujou, Joyeuse, La Mascotte, La Mignonette (2 occurrences), Minima, Monplaisir, Modeste, Pretty, Quand Même, La Quiétude, Sans-Gêne, Sans-Souci 9,1 %
Imaginaire mythologie/légendes Les Alcyons, Hellé, Orphée, Le Sphinx-Cottage 1,4 %
  religion La Jeanne d’Arc, La Madone, Notre-Dame, Chalet Saint-Clair, Saint-Marc, Saint-Sauveur, La Sonnette du Diable 2,5 %
  littérature, musique Le Gulistan, le Clos Lupin, Molière, Picciola, La Pastorale, La Vilanelle 2,2 %
Indéterminé   Les Aygues, La Clairette, La Fermotte, Fortunio, Kaslo, Maroc, Le Maupas, Le Mitounet, La Planchette, Les Quenailles, Rosemont, Sans-Atout, La Sauvagère, Le Tee, Triangle,  Les Verguies 5,8 %

La place de la nature

Les villas étaient à l’origine conçues comme des lieux de fête pour certains (en particulier les artistes comme Offenbach ou Maupassant) mais aussi comme des lieux de repos pour des citadins –essentiellement parisiens- avides de nature et de calme. On ne s’étonnera pas que le choix des noms de baptême des villas reflète cette appétence. Les noms faisant allusion à la nature sont très dominants (36,4 %). Le thème de la végétation est largement majoritaire dans ce groupe, et plus spécialement le thème floral : hortensia, primevère, œillet, lilas, pivoine, bégonia, chèvrefeuille, clématite, violette, volubilis, rose, pensée, mauve, tournesol, nombre d’espèces ornant les jardins d’agrément sont représentées… dans ce florilège ! Ces noms peuvent aussi posséder leur signification cachée sur un autre plan, celui du langage des fleurs (http://ceramique-architecturale.fr/thematiques/lherbier-ceramique-des-noms-de-villas).

S’ajoutent aux plantes florales les espèces arbustives présentes dans les parcs, mêlant espèces locales et végétaux exogènes (marronnier, châtaignier, sorbier, laurier, orme, charme, sycomore, tilleul, sapin, tamaris). Le règne animal joue un rôle moindre et les oiseaux y tiennent la première place (fauvette, alouette, colibri, orfraie, goéland, vingeon, verdier) ; on rencontre aussi quelques représentants moins fréquents du règne animal, comme le ver luisant, la luciole, la mouche tsé-tsé ou le criquet. Les mammifères sont représentés par la Villa Les Levrettes, par la Villa Retourne-Loup et par la Villa La Renardière ; ce dernier terme désigne le terrier du renard mais par extension il peut prendre le sens péjoratif d’un taudis.

Villa La Charmille (Villa Trebelli) rue Notre-Dame

Malgré la proximité du bord de mer, assez peu de noms font référence au monde maritime, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre ; on peut citer La Barque d’Isabey (originellement Pavillon d’Isabey), La Pagaie, Les Embruns, La Caloge, La Barquerolle, Les Drakkars, Les Vikings, Le Goéland (déjà nommé), Stella Mare, La Sirène, La Coquille et Les Coquillages, éventuellement Le Fanal et peut-être La Turlutte, qu’on préférera dans sa désignation de l’ustensile de pêche… Très peu de référence aux falaises (si ce n’est La Grande Falaise et peut-être Le Pertuiset), à la plage ou aux galets (hormis Les Bardies et Les Vieux Galets).

La villa est une femme

L’autre grand thème (16  % des noms) est celui du prénom, féminin dans l’écrasante majorité des cas (Villa Denyse, Villa Béatrice, Chalet Claude, Villa Isabelle, Clos Arlette, Villa Georgette, etc.). Il est généralement choisi dans l’entourage familial du propriétaire, façon de marquer la prépondérance de la femme dans la sphère domestique, voire de souligner de façon plus ou moins consciente la nature matricielle de la demeure. Plus rarement, c’est un couple qui est mis en avant par l’accolement de deux prénoms (Villa Victor-Louise) ; on a considéré que l’appellation de la villa La Moniandre résultait de la fusion des prénoms Monique et André.

Les noms propres

La villa est perçue dès le Second Empire –période où la mentalité bourgeoise s’affirme- comme une propriété familiale, voire une résidence tribale ; on ne s’étonnera pas que plusieurs villas (près de 7 % du total), particulièrement les plus anciennes, soient désignées par un patronyme, comme Casa Landelle, Villa Trebelli, Villa Oudiné, Pavillon d’Isabey, Villa Lalanne, Villa Bligny, Chalet Diaz, Villa Vassoigne, Pavillon Doche, Chalet Périer. Ces patronymes sont tous étrangers au village. A noter que quelques rares villas citées par Parmentier à la fin du XIXe s. ont été construites par des étretatais, comme la Villa La Rustique et la Villa des Roses, édifiées par Louis Cousin (1845-1907), négociant en vins et spiritueux et agent de location.

Le logement

Dans 14,5 % des cas, le nom a été choisi dans le registre de l’habitat et de l’architecture, allant du terme le plus général (L’Abri, Le Bon Gîte, Le Coin Tranquille,…) jusqu’au détail décoratif (Les Campaniles, Le Lanterneau, La Logette,…). L’éclectisme qui caractérise l’architecture des villas explique la grande variété des termes : La Chaumière, La Petite Ferme, Le Cottage, L’Hermitage voisinent avec Le Blanc Castel, Le Donjon et l’Isba.

Villa Les Campaniles, rue Notre-Dame
Villa Isba dans le centre-ville (rue Aristide Briand)

Fantaisie et légèreté

On a déjà évoqué les noms qui relèvent de la litote ou de l’autodérision, comme Le Brimborion, La Bicoque, Le Joujou. Rares sont cependant les jeux de mots qui sont fréquents en d’autres secteurs du littoral français, comme L’Abri Côtier. Les appellations d’ordre humoristique (comme la villa Cheu Nous, version patoisante du fameux Chez Nous) sont très minoritaires à Etretat. En revanche quelques noms apportent une tournure de légèreté : Villa Caprice, Villa Fantaisie, Villa La Concorde, Villa L’Espérance, … Au total, 9 % des noms relèvent de cette catégorie.

Le monde de l’imaginaire : mythologie, religion et art

Le registre de la mythologie est peu représenté, hormis par la Villa Orphée, la Villa Hellé, le Spinx-Cottage (ancienne demeure de l’écrivain Maurice Leblanc), la Villa La Sirène et la Villa Les Alcyons, ces deux derniers renvoyant aussi au monde maritime. Peu de noms de saints non plus, hormis le Chalet Saint-Clair (qui tire en fait son nom d’un lieudit, le hameau de Saint-Clair), la Villa la Madone, la Villa Saint-Marc et la Villa Saint-Sauveur ; on pourrait y ajouter la Villa Jeanne d’Arc, qui possède aussi une résonance historique et patriotique. La Villa Notre-Dame tire en réalité son nom de la rue où elle se situe. Le camp adverse –en quelque sorte- est représenté par La Sonnette du Diable. Dans le domaine littéraire, on peut citer la Villa Le Gulistan -qui renvoie probablement au recueil de poèmes persans du XIIIe s. dont le titre signifie « Jardin des Roses »- la Villa Molère, La Villa La Vilanelle (nom choisi pour l’allitération ?), la Villa Picciola -portant le nom d’un roman de Saintine- et le Clos-Lupin, nom actuel du Sphinx-Cottage. Le domaine musical n’est représenté que par la Villa La Pastorale. Le Pavillon d’Olive, qui appartenait à Laure Le Poittevin (la mère de Guy de Maupassant) ne désigne pas l’identité de l’occupante des lieux mais renvoie à une héroïne légendaire d’Étretat nommée Olive.

Le parti pris de la sobriété

Enfin, une petite part des villas (environ 5 %) portent le nom de la voie ou du lieudit où elles se trouv(aie)ent ou –plus rarement- d’un nom de lieu plus ou moins éloigné (Juliobona, Le Pertuiset) dont les rapports avec le propriétaire nous demeurent inconnus.

Des choix dictés par des points de vue différents

Indépendamment du thème illustré, le choix du nom de la demeure, physiquement affiché à l’interface entre le domaine privé et le domaine public, répond à des options différentes qui renseignent sur l’image qu’a cherché à donner leur auteur (Chaté, 2003) et sur sa volonté plus ou moins affirmée d’exposer son intimité. L’usage de plus en plus fréquent des locations de villas tend à modifier la donne, le nom octroyé relevant désormais du marketing : la Villa Les Alcyons (nom peu évocateur pour une majorité de gens) a été rebaptisée en 2020 en Villa des Peintres ; de même, la Villa Roxellanne a été renommée en 2017 d’un nom plus accrocheur (Les Jardins d’Étretat) et le Donjon est désormais le Domaine de Saint-Clair, tandis que la Villa Les Terrasses a retrouvé son nom originel de Castel de la Terrasse. Il y a plus d’un demi-siècle, la Villa les Fleurs était devenue l’hôtel le Royal Tennis. Il faudrait donc, idéalement, introduire un critère chronologique dans notre classification pour en faire une interprétation sociologique pertinente. On peut malgré tout dégager de grandes tendances.

Répartition (en %) des orientations données au choix des noms de villas étretataises

Le choix d’un patronyme ou d’un prénom met l’accent sur l’identité du propriétaire lui-même (ou de sa famille). C’est une affirmation publique de propriété mais c’est en même temps une indication claire de l’adresse des personnes dans un village où l’on se sert peu du nom des rues mais où les habitants se connaissent (Chaté, 2003). Les premiers noms de villas ressortent pour beaucoup de cette catégorie et évoquent les premiers artistes ayant fréquenté Étretat : les peintres Eugène Isabey (1803-1886), Charles Landelle (1821-1908), Eugène Lami (1800-1890) et Narcisse Diaz de la Peña (1807-1876), le musicien Louis Dorus (1812-1896), la cantatrice Zélie Trebelli (1836-1892), le sculpteur Eugène-André Oudiné (1810-1887), le graveur Maxime Lalanne (1827-1886), la comédienne Eugénie Doche (1821-1900), etc. La Guillette, construite en 1882-1883 par Guy de Maupassant, ressort de ce choix.

Parfois le nom de la demeure renvoie, de façon peu explicite, à son origine et seule une connaissance de l’histoire de ses propriétaires ou de l’histoire locale permet de le comprendre. C’est le cas de La Sonnette du Diable ou de la Villa Orphée : la construction de la seconde a été payée par Offenbach grâce aux revenus de l’opéra du même nom tandis que la première, réputée comme une des premières villas étretataises, construite vers 1850 sur la falaise d’Aval par le dramaturge Auguste Anicet-Bourgeois (et aujourd’hui disparue), portait le nom d’une de ses pièces de théâtre, jouée en 1849. Dans ces deux exemples, c’est en réalité l’identité du maître des lieux qui était livrée de façon cryptée. La Villa la Renardière est, de la même manière, un jeu de mots sur le patronyme du propriétaire. A l’inverse Carlyle House ne renvoie pas au nom de son bâtisseur mais constitue probablement –selon Parmentier- un hommage à  l’écrivain anglais Thomas Carlyle.

D’autres ont mis l’accent sur la propriété plutôt que sur le propriétaire, choisissant par exemple un qualificatif du logis proprement dit dans le domaine de l’habitat ou de l’architecture (Le Blanc Castel –aujourd’hui disparu, Le Blanc Mesnil, Les Campaniles, Le Clocheton, Le Donjon, La Chaumière, La Tourelle, Le Cottage, le Bon Gîte, Les Abris, La Closerie,…). En se plaçant à contre-champ et en contemplant les alentours de sa demeure, le propriétaire peut aussi porter son choix sur la toponymie locale en se référant simplement au lieudit (Le Cateuil, Le Petit Val, Notre-Dame, Le Camondet, La Côte, La Valette…), sur un détail du paysage ou de l’environnement (Le Vieux Puits, Les Bardies, Les Terrasses, Les Carrières, le Chemin Vert, Le Val Fleuri), sur la végétation caractéristique du jardin ou du parc ou encore, de façon moins précise, sur le milieu naturel environnant (c’est le cas des références à la mer : Les Embruns, La Grande Falaise, Les Goélands,…, ou à la faune : Retourne-Loup, Le Ver Luisant,…). Les Levrettes (ancien nom du château des Aygues) tire son nom des deux statues ornant l’entrée de la propriété, édifiée en 1870.

Certains individus, pour leur part, sont sortis du cadre indicatif ou descriptif et du domaine matériel, préférant exposer publiquement leur personnalité en exprimant un état d’esprit ou une inclination d’ordre esthétique ou affectif. Quelques noms traduisent en effet un état de bien-être associé habituellement au loisir puisque, après tout, l’usage de ces demeures est essentiellement récréatif : Le Gai Cottage, le Gai Pavillon, le Gai Séjour, Joyeuse, La Quiétude, Sans-Gêne, Sans-Souci, expriment une libération des préoccupations attachées à la vie professionnelle et des conventions sociales urbaines.  La Villa Ker Anne ou Ker Jack, noms quelque peu incongrus en pays normand, se réfèrent probablement à l’identité du propriétaire ou d’un des occupants mais ils traduisent surtout leur attachement à la Bretagne. Le Mitounet renvoie peut-être au monde provençal. Le Sphinx Cottage relève de l’anglomanie en vogue durant la Belle Époque, tandis que la Villa Carlyle House –déjà évoquée-trahit la nationalité de son propriétaire. La Villa Les Vieux Galets se réfère au club mondain créé en 1924 par les habitués de la station balnéaire et dans lequel se reconnaissent, encore maintenant, une bonne partie des propriétaires de villas, tenants d’un certain art de vivre (voir Mossler, 2019). Le Tee pourrait faire allusion à la passion de son occupant pour le golf (créé à Étretat en 1908), tandis que la Villa Maroc renvoie à l’histoire personnelle de son propriétaire. Quant aux allusions à la musique ou à la littérature, elles expriment des préoccupations d’ordre intellectuel. Cette exposition de soi reste toutefois dans les limites d’une certaine réserve ; sur le plan lexical, on remarquera que les déterminants, lorsqu’ils existent, sont presque toujours des articles définis ; les déterminants possessifs sont absents, en dehors de la Villa Monplaisir, encore que dans ce cas la contraction dissimule plus ou moins l’adjectif possessif. La même remarque a pu être faite pour la commune d’Hossegor (McDonald, 1984) ; en revanche l’usage du possessif est moins exceptionnel à Saint-Brévin-les-Pins (Chaté, 2003).

La comparaison de notre liste étretataise avec la liste des noms de villas établie par la Société d’Histoire du Vésinet pour cette commune de la banlieue parisienne aisée montre beaucoup de ressemblances ; on retrouve au Vésinet :

l’Abri, Bagatelle, Le Bocage, Bois Rosé, les Boulingrins, le Brimborion, Les Charmettes, la Charmille, la Chaumière, les Chèvrefeuilles, les Clématites, Colibris, l’Ermitage, la Fauvette, la Favorite, les Fleurs, Florette, les Fougères, Henriette, Isabelle, les Lauriers, les Lierres, les Lilas, Louise, la Luciole, la Maisonnette, Marie-Louise, les Marronniers, la Mascotte, les Oiseaux, les Pelouses, Piciolla, Prima Vera, Quiétude, la Roseraie, les Roses, Sans Gêne, la Sapinière, les Terrasses, les Tilleuls, la Tourelle, les Violettes.

Au total, plus de 16 % des noms de villas étretataises se retrouvent au Vésinet ; on y retrouve surtout les mêmes thèmes (nature et végétation, prénoms féminins, habitat et architecture). En revanche, l’ordre des catégories semble bien différent dans une station balnéaire plus populaire de la côte atlantique, Saint Brévin-les-Pins, où l’intimité semble plus volontiers et plus clairement exposée par les propriétaires de villas :

Catégorie nombre %
Prénoms 268 27,9 %
Végétation 122 12,7 %
Animaux 52 5,4 %
Mer et vent 81 8,4 %
Bonheur 100 10,4 %
Evocation d’un ailleurs 66 6,9 %
Modestie 31 3,3 %
Humour, autodérision, jeu 26 2,7 %
Maximes 19 2,0 %
Inclassables 195 20,3 %

Répartition par catégorie des noms de villas à Saint-Brévin-les-Pins d’après Anne Chaté, 2003

Florilège étretatais

Pour en savoir plus :

9 commentaires sur “Les villas étretataises et leurs noms, un peu de géographie sociale”

  1. Le blason d’Etretat n’est pas le bon, celui que vous présentez est celui que l’on trouve régulièrement sur Internet mais ce n’est pas l’officiel.
    Cordialement

    1. Le blason reproduit sur la page d’accueil du site est celui qui a été dessiné par Jean Kerhor ; le blason officiel y a ajouté deux ornements extérieurs : une couronne murale et une devise (Semper apertae sunt meae portae)

  2. Bonjour,
    Je pense que la photo que vous intitulé Beaumont est en fait la villa Cateuil (Beaumont est derrière)

  3. Je me permets d’apporter une remarque à votre excellent travail de recherche et d’analyse sur les villas d’Etretat.
    Dans le paragraphe consacré au monde de l’imaginaire, vous citez la villa Le Gulistan. Sa signification est en effet le jardin des roses. Mais son propriétaire, Gustave Reinhart, lui avait simplement donné ce nom car son épouse aimait les roses et que lui même était… consul de Perse !
    Un simple clin d’œil à sa fonction représentative !

    1. Merci de cette intéressante précision, qui met en lumière la complexité de l’interprétation des noms de villas. Gustave Reinhart, issu d’une famille de négociants suisses protestants installés au Havre, fut effectivement consul de Perse de 1909 à 1935. Un article sur les Reinhart a été publié en 2007 par Madame Faucher-Delavigne dans la revue Etudes normandes.

      1. La villa le Gulistan se trouve dans l’allée privée des Pervenches (Raymond Lindon : Etretat, son histoire, ses légendes, Les éditions de Minuit, 1963 p. 155)

  4. bonjour,
    Il y avait une villa « Folle Brise »; propriété de E. V……..fin les années 1980 ?
    Cette villa existe t-elle encore, ou l’érosion des falaises a fait que…………????

    Cordialement Hervé

    1. Bonjour,
      Je vous confirme que cette villa existe toujours, sur la côte d’amont (celle qui mène à la Chapelle des Marins). Heureusement, le recul de la falaise est moins actif à Étretat que dans d’autres parties de la côte d’Albâtre, pour des raisons d’ordre géologique. Je consacrerai d’ailleurs un article à cette question importante, en lien avec la formation des arches et des aiguilles dans cette partie précise du littoral.

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