Tempêtes et naufrages : à propos d’une exposition

Une très belle exposition a été proposée par le Musée de la Vie romantique à Paris, du 19 mai au 12 septembre 2021. Intitulée « Tempêtes et naufrages, de Vernet à Courbet », elle permet très opportunément d’illustrer l’article que nous avions consacré en février dernier aux fortunes de mer étretataises (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2021/02/27/fortunes-de-mer/). Voici un compte-rendu de visite, avec un regard focalisé sur notre petit coin de mer.

Des années 1730 aux années 1870

À côté d’œuvres de peintres de marines tels qu’Adrien Manglard (1695-1760), Joseph Vernet (1714-1789), Philippe-Jacques de Loutherbourg (1740-1812), Jean-François Hue (1751-1823), Louis-Philippe Crépin (1772-1851) et Théodore Gudin (1802-1880) –qui furent les deux premiers peintres officiels de la Marine– ou encore Ferdinand Victor Perrot (1808-1841), figurent des tableaux d’artistes habitués des côtes normandes, en particulier Gustave Courbet et Eugène Isabey, mais aussi des paysagistes moins connus comme le rouennais Pierre-Émile Berthélemy (1818-1894) et la parisien d’origine rouennaise Paul Huet (1803-1869).

Peindre le malheur

Le Naufrage, huile sur toile d’Adrien Manglard, 1736, Musée d’Art et d’Archéologie de Guéret
Marine, huile sur toile de Joseph Vernet, 1750, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Guéret
Naufrage, huile sur toile de Philippe-Jacques de Loutherbourg, 1769, Musée de Dieppe

Les tableaux de Mangard, Vernet et Loutherbourg offrent une composition assez proche ; une mer agitée, qui occupe la partie inférieure gauche du tableau, vient se briser sur les écueils bordant une falaise qui se dresse menaçante sur le bord droit. Dans le registre inférieur et plus ou moins au centre de la scène, un navire désemparé se couche sur les brisants tandis que les rescapés se hissent sur les rochers et montrent leur désespoir. Chez Vernet et Loutherbourg, le corps d’une noyée se détache par la blancheur de sa chair.

La scène est presque identique sur le tableau de Jean-François Hue mais seule la flèche du mât émerge encore des flots, tandis que l’accent est mis sur les corps des noyés (une femme, ici encore, et un bébé) et sur le drame humain.

Naufrage, huile sur toile de Jean-François Hue, 1823, Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Brieuc (détail) ; on remarquera la roche percée à droite du tableau, qui n’est pas sans évoquer une porte…

Isabey, le découvreur

Eugène Isabey, né à Paris en 1803 et mort en 1886, rompt avec ces compositions classiques et propose des mises en scène plus dynamiques qui s’inscrivent dans une vision romantique. On sait qu’on lui prête, concurremment à Alphonse Karr,  la « découverte » d’Étretat. Il a représenté plusieurs épisodes de naufrages historiques, comme ceux de l’Emily en 1823 et de l’Austria en 1858.

Le Naufrage, huile sur toile d’Eugène Isabey, non datée, Musée de Dieppe
Tempête sur la côte à Etretat, peinture d’Eugène Isabey, non datée, Musée maritime d’Hambourg (non présentée dans l’exposition) ; la falaise est fidèlement reproduite mais l’artiste a pris des libertés avec la réalité en plaçant l’église et les maisons  du village sur les pentes de la falaise d’Amont
Les Naufrageurs, huile sur panneau de bois d’Eugène Isabey, 1845, musée national de la Marine de Paris ; les falaises sont clairement identifiables comme étant celles du Pays de Caux (voir ci-dessus), tout comme les costumes
Brick échoué, lithographie d’Eugène Isabey, 1836

Charles Collignon, le méconnu

Charles Collignon était un peintre de marines, qui exposa au Salon de Paris entre 1831 et 1847. C’était un contemporain de William Turner et d’Isabey.

Les Falaises d’Étretat par temps de tempête, encre à la plume et aquarelle sur papier de Charles Collignon, sans date, Musée des Beaux-Arts de Calais ; un autre tableau de Collignon représente une scène de naufrage à Étretat ; la composition en est très semblable à La Trombe de Courbet (voir ci-dessous) et la topographie de la côte suggère que le point de vue des deux peintres était identique
Marine, huile sur toile de Charles Collignon, 1831 ?, collection particulière, non présentée dans l’exposition (source : eBay)

« Venez donc voir Courbet, il fait une chose superbe »

À la suite d’Isabey, Gustave Courbet (1819-1877), plante son chevalet à Étretat, qu’il peint dans un style naturaliste. On connaît la genèse de la série des « Vagues », peintes dans la maison d’Eugène Le Poittevin à l’été 1869, grâce au récit qu’en fit postérieurement Guy de Maupassant.

Dans une grande pièce nue, un gros homme graisseux et sale collait avec un couteau de cuisine des plaques de couleur blanche sur une grande toile nue. De temps en temps, il allait appuyer son visage à la vitre et regardait la tempête. La mer venait si près qu’elle semblait battre la maison, enveloppée d’écume et de bruit. L’eau salée frappait les carreaux comme une grêle et ruisselait sur les murs. Sur la cheminée, une bouteille de cidre à côté d’un verre à moitié plein. De temps en temps, Courbet allait en boire quelques gorgées, puis il revenait à son œuvre. Or, cette œuvre devint La Vague et fit quelque bruit par le monde. 

Guy de Maupassant, « la vie d’un paysagiste », Gil Blas du 28 septembre 1886
La Mer orageuse ou la Vague, huile sur toile, 1869, Musée d’Orsay ; il existe plusieurs versions du tableau, dont une se trouve au Musée d’art moderne André Malraux au Havre, une au Musée des Beaux-Arts de Lyon et une au Musée des Beaux-Arts d’Orléans ; celle qui a été présentée dans l’exposition est conservée à l’Alte Nationalgalerie à Berlin
La Trombe, huile sur toile de Gustave Courbet, 1869-1870, Musée des Beaux-Arts de Dijon, détail ; la falaise, précédée de ses éboulis, s’appuie sur le bord droit du tableau comme dans les premières scènes de naufrage évoquées plus haut mais ici l’homme est absent, laissant toute la place à l’affrontement brutal des éléments naturels : l’eau, le ciel et la terre
La Falaise d’Etretat après l’orage, huile sur toile de Gustave Courbet, 1870, Musée d’Orsay, détail (toile non présentée dans l’exposition) ; ce tableau, qui est probablement une des peintures d’Étretat les plus connues avec celles de Claude Monet, montre une mer apaisée, dans un après-midi ensoleillé ; les barques semblent flotter au-dessus de la plage

Peindre les victimes

Après la tempête, huile sur toile de Pierre-Émile Berthélemy, 1859, Musée des Beaux-Arts de Rouen ; au pied de la falaise, cerné d’épaves traitées à la façon d’une nature morte, un cadavre solitaire est veillé par un chien

Loin de cette représentation classique des victimes de naufrage, perdues dans une nature écrasante, d’autres peintres font le choix d’un traitement physiquement plus proche, donnant à leur sujet une dimension plus charnelle, voire sensuelle.

Après la tempête, pastel sur papier marouflé sur toile d’Augustin Feyen-Perrin, avant 1865, Musée des Beaux-Arts de Rennes

Proche de Gustave Courbet, Augustin Feyen-Perrin aurait peint le portrait de Maupassant, un autre familier d’Étretat ; on a toutefois du mal à reconnaître l’écrivain naturaliste dans ce visage allongé, au regard hautain, assez éloigné des photographies qui nous sont parvenues par ailleurs.

Portrait de Guy de Maupassant (?), huile sur toile d’Augustin Feyen-Perrin, 1876, musée national du château de Versailles
L’Épave, huile sur toile de Jules-Arsène Garnier, 1873, musée des Beaux-Arts de Dijon ; ce tableau étonnant, dans la veine symboliste, réunit de façon incongrue une belle jeune femme rousse, totalement dépouillée de ses vêtements, dans une pose presque langoureuse, et deux indigènes à la mine surprise dont la peau foncée contraste avec la blancheur de la chair féminine, tandis que le paysage en arrière-plan évoque furieusement les falaises normandes

Le musée de la Vie Romantique a été installé dans l’ancienne demeure du peintre Ary Schaeffer, rue Chaptal dans le 9e arrondissement, au cœur du quartier qualifié de la « Nouvelle Athènes » à cause du style néoclassique qui inspira les architectes des années 1820 à 1860, mais aussi en raison de la présence des artistes qui y vécurent : Chopin, George Sand, Delacroix, Pigalle, Géricault, Isabey, Gustave Moreau, Alexandre Dumas, Pissarro, Monet, Gauguin, Victor Hugo et bien d’autres. Après plusieurs mois de travaux de rénovation, le musée a rouvert ses portes en juin 2018 avant de devoir les refermer en mars 2020 avec le premier confinement. L’exposition, qui dut être reportée, s’est finalement ouverte en mai 2021, en même temps que beaucoup d’autres. Elle est venue heureusement marquer la fin de mesures prohibitives dont la sévérité particulière à l’égard des institutions culturelles demeurera incompréhensible.

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