Dans les premières décennies du XIXe siècle, Étretat n’était encore qu’un village de pêcheurs dont le développement était limité par l’absence de port aménagé : les barques, au nombre d’une quinzaine, étaient simplement échouées sur le galet et remontées au cabestan hors de portée de la marée (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2020/06/30/les-cabestans-detretat/). La météorologie commandait le déroulement des évènements ; les noyades et les naufrages étaient fréquents et jalonnaient le cours des années (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2021/02/27/fortunes-de-mer/). Le village ne se distinguait des villages côtiers voisins que par son paysage naturel si pittoresque et par un modeste parc à huîtres créé à la veille de la Révolution, mais qui avait rapidement périclité. Les souvenirs de la menace anglaise venue de la mer, durant la période napoléonienne, étaient encore présents dans les esprits et matérialisés par les ouvrages de défense côtière, mais ce sont surtout les inondations périodiques du village, provoquées tant par la mer que par les eaux de ruissellement venues des hauteurs environnantes, que craignaient les habitants (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2020/03/29/le-climat-etretatais/). Les revenus des ménages étaient soumis aux aléas des prises de pêche. La raréfaction du poisson au cours des années 1830 s’accompagna d’une baisse de la population, qui passa de 1591 habitants en 1836 à 1442 en 1846. Pour preuve de ces difficultés, en 1840, la reine Marie-Amélie envoya une somme de 150 francs pour secourir les familles de pêcheurs nécessiteuses de Saint-Pierre-en-Port et Étretat, dont la saison de pêche avait été peu fructueuse (Journal du Havre, 8 mai 1840). De son côté l’écrivain Alphonse Karr avait lancé, en faveur des pêcheurs étretatais, une souscription qui recueillit près de 2000 francs et à laquelle avait participé, outre la famille royale et son entourage, des personnalités comme Victor Hugo, Lamartine, Halévy, lord Seymour, etc. Il est intéressant de noter qu’en 1845 déjà –bien avant les alertes des écologistes- le conseil municipal étretatais demanda la suppression de la pêche au chalut, jugée responsable par les marins du déclin de la pêche.
Pour assurer un complément indispensable, les femmes –et les pêcheurs eux-mêmes durant la mauvaise saison- pratiquaient le tissage à domicile jusqu’à ce que la concurrence des établissements industriels entraîne l’abandon progressif du tissage manuel au début des années 1840. Une fabrique de tissus de laine et de coton, contenant 60 métiers Jacquart, avait aussi existé jusqu’en 1842 à Étretat où elle employait des ouvriers de la commune. L’économie étretataise était donc fragilisée avant que la manne touristique s’abatte sur le village. La table des successions établie par l’administration de l’enregistrement et des domaines recense, sur les 213 Étretatais(es) de plus de 20 ans décédés entre 1835 et 1843, 21 indigents parmi lesquels figurent une mendiante mais aussi et surtout des tisserand(e)s, des fileuses, quelques marins et même un menuisier. Rappelons que pour l’administration, un indigent est une personne qui n’est pas imposable et qui ne possède aucun bien immobilier ; l’état d’indigence est attesté par un certificat délivré par la mairie du lieu d’habitation.
Quinze cents habitans à peu-près, répartis en trois cents familles[1], forment la population d’Étretat. Autrefois, quand les harengs du Nord peuplaient annuellement cette côte, tous ses habitans étaient pêcheurs, et la pêche versait annuellement dans leur bourgade 200,000 fr. de numéraire. La fabrication des tissus de Rouen y a remplacé cette branche d’industrie comme dans les autres petits ports de la côte, qu’a aussi ruinés l’émigration presque subite du hareng.
E. Jouy : Vues des côtes de France dans l’Océan et dans la Méditerranée, peintes et gravées par M. Louis Garneray, décrites par M. E. Jouy, 1823
[1] Le recensement de 1841 indique, pour l’ensemble de la commune, une population de 1514 habitants répartis en 349 ménages ; 26 % des actifs et actives étaient marins, 45 % étaient tisserand(e)s ou fileuses (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2020/05/24/les-premiers-recensements-de-la-population-etretataise/)
C’est entre 1845 et 1850 que le tourisme explose mais l’origine en remonte à 1835, lorsque Alphonse Karr publie ses premiers écrits sur Étretat et fait découvrir au monde ce qu’il considérait comme un secret bien gardé. C’est la même année, au cœur de l’été, que Victor Hugo fit un séjour de trois semaines à Étretat.
Un accès compliqué
À pied, à cheval et en voiture
Selon l’abbé Cochet, l’étymologie d’Étretat renverrait à sa situation, littéralement au bout de la route (« strata talus »). À la fois trop proche du Havre et de Fécamp pour être tête de réseau routier ou ferroviaire, et trop éloigné de ces deux villes pour que le détour soit négligeable, le village a longtemps pâti de la difficulté des communications avec l’intérieur des terres et avec la capitale a fortiori. Les chemins menant à Étretat étaient de mauvaise qualité dans les années 1830 et le conseil municipal multiplia, entre 1837 et 1848, les résolutions favorables à l’établissement de voies de grande communication. C’est en juillet 1834 que le conseil général de Seine-Inférieure décida la réalisation d’une route départementale de 7 mètres de large de Montivilliers à Fécamp, en passant par Gonneville et Étretat ; en août 1841, il fut décidé que cette route passerait par le Grand Val, où des travaux avaient été réalisés par la commune en 1837 ; les travaux entre Étretat et Bordeaux-Saint-Clair furent adjugés en juin 1843, ce tracé ayant été préféré à celui de Bénouville et du Petit-Val, exposé aux inondations. En février 1839 on lisait dans la presse régionale que la route littorale du Havre à Étretat était devenue impraticable en plusieurs endroits et nécessitait des travaux d’urgence (Journal de Rouen du 11 février 1839). Les premiers visiteurs d’Étretat décrivent tous ce qui ressemble à une véritable expédition pour s’y rendre.
Un voiturier de Fécamp, à qui je m’étais informé du prix d’un cabriolet pour Étretat, et dont j’avais trouvé les prétentions ridicules, me conseilla de profiter d’une occasion. Cette occasion était un fourgon. Or, ledit fourgon contenait, en sus du conducteur et de moi, deux bonnes grosses matelotes, un boutiquier de la ville, et un vieux célibataire parisien, fécampois d’origine, qui était venu voir sa famille. Le fond du fourgon n’avait pas de plus proche voisin que l’essieu, en sorte qu’au moindre trot, les secousses étaient si rudes, que je bénissais le ciel chaque fois que nous nous remettions au pas. À vrai dire, cela nous arrivait souvent. Aussi fîmes-nous quatre lieues (16 kilomètres) en cinq heures. Je n’en dirais pas davantage sur des peines que, parisiens et normands d’ailleurs, par cent tours d’adresse, et comme à l’envi les uns des autres, nous adouçîmes à qui mieux mieux. Il était trois heures environ, lorsque nous arrivâmes devant Étretat, au pied du moulin qui en couronne les hauteurs. Et comme, à partir de cet endroit jusqu’au village, il n’existe plus de chemin frayé ni pour les voitures ni pour les chevaux, nous dûmes laisser là, je ne dirai pas avec regret, notre fourgon et ses haridelles.
Jacob Venedey : Yport et Étretat en 1837, chroniques de voyage publiées en 1838 et traduites de l’allemand par Brianchon
Le jour où vous avez découvert Étretat, dear Sir, c’était un pays sauvage ; une seule auberge, celle où vous descendiez, trente baraques de pêcheurs, le terrain à 10 centimes le kilomètre et tout au plus un vieux coucou dont les roues grinçaient sur l’essieu mal graissé et qui, trainé par deux maigres haridelles, grimpait péniblement la côte de Fécamp deux fois par semaine.
Lettre d’Albert Wolff à Alphonse Karr publiée dans le Figaro du 27 juillet 1885
Les transports publics (en voiture à cheval, évidemment) étaient très insuffisants pour satisfaire aux nécessités du tourisme qui allait se développer. La situation s’améliora dans la décennie suivante ; en 1857 l’abbé Cochet pouvait écrire : « actuellement, hiver et été, deux voitures publiques font un service journalier pour le Havre et pour Fécamp. Pendant la saison des bains des omnibus spéciaux vont chercher les voyageurs aux stations de Beuzeville et d’Étainhus ». Cette évolution n’alla d’ailleurs pas sans difficulté. C’est ainsi que la cour d’appel de Rouen (chambre correctionnelle) eut à traiter le 26 novembre 1852 de l’assignation de Mr Topsent, maître de poste de la ville du Havre, contre le maître d’hôtel Blanquet pour avoir créé l’été précédent un service de transport public de voyageurs du Havre à Étretat et avoir refusé d’acquitter les droits de poste qui lui étaient réclamés, pour une portion du parcours, par Mr Topsent, propriétaire du privilège de maître de poste sur la route du Havre à Paris. Mr Topsent, débouté par le tribunal du Havre, avait fait appel de ce jugement. La cour, malgré les conclusions contraires du substitut du procureur général, a confirmé le jugement, considérant qu’il n’y avait pas de route postale du Havre à Étretat (Journal de Rouen du 27 novembre 1852).
La lente arrivée du chemin de fer
La proximité de Paris et de l’embouchure de la Seine explique que la Normandie, offrant un débouché maritime aisé à la capitale, ait bénéficié des premières lignes ferroviaires françaises destinées aux voyageurs. La ligne Paris-Le Pecq, à l’ouest de Paris, est inaugurée en 1837. En 1843 la ligne Paris-Rouen est mise en service. Son prolongement jusqu’au Havre en 1847 a offert la possibilité d’embranchement vers d’autres destinations dans le Pays de Caux ; la gare de Bréauté-Beuzeville était alors la plus proche d’Étretat. Cette ligne n’était pas des plus confortables et Alphonse Karr raconte, dans ses souvenirs, qu’il porta plainte en février 1847 contre la compagnie de chemin de fer de Paris à Rouen pour contravention à l’ordonnance royale exigeant que le transport des voyageurs soit assuré par des voitures commodes et sûres (A. Karr, Livre de bord, volume 3, 1880, p. 193-194). Près de deux siècles plus tard, le mécontentement des usagers est toujours présent mais il concerne plutôt les vicissitudes des horaires.
Mon cher ami,
Lettre d’Emma Guyet-Desfontaines à Amaury-Duval en date du 5/9/1850 (http://www.linieres-saint-andre.com/2012/01/emma-guyet-desfontaines-dans-son.html)
Tu nous as promis une visite et nous la voulons. Tu nous as dit que M. Marie (Sylvain Marie) t’accompagnerait, il le faut absolument ; mais assez vite. Le temps est beau, la mer est belle, il ne faut pas trop tarder.
Ce qu’il y a de plus sûr, ce serait de m’écrire le jour de votre départ de Paris. J’enverrais alors une voiture à la station. Et en partance de Paris à 8 h du matin pour le Havre, vous prendrez vos places pour la station de Beuzeville où vous serez à 3 h. Là vous aurez une voiture envoyée par nous et vous serez ici à 5 h. Il faudrait mieux venir ici tout de suite et aller au Havre après.
Si vous aimez mieux le Havre d’abord, vous trouverez mille occasions de venir ici facilement en 2 h et demie.
Maintenant, qu’est-ce qu’Étretat ? Un endroit où, en arrivant on voudrait en repartir, et qu’on ne pense plus à quitter dès qu’on est triste ! C’est ravissant, un village à part de tout. Ce qu’on connaît, des bois au milieu du village, des sources d’eau claire et excellente, des maisons d’une propreté hollandaise (sauf les torchis), des promenades toujours nouvelles, et le tout d’une gaieté folle. Quant à la mer, admirable.
Chacun vit ici comme dans un château à 100 lieues de Paris. On est sans cesse dans la rue, aux fenêtres, habillés ou non, on s’apprête, on chante (il y a un piano), on se promène ensemble, on se baigne ensemble, sans aucune cérémonie. Moi, qui sais, et reste sur la rive, je ris de la quantité de mollets qui me passent sous les yeux.
Le poisson abonde, les crevettes sont pour rien. À chaque heure du jour arrivent des voitures les plus élégantes, des femmes charmantes qui viennent déjeuner ici et se baigner C’est un va et vient continuel. Une vraie rive d’Italie, rien n’y ressemble tant.
Nous manquons enfin du nécessaire et nous dormons à merveille ! Arrivez, …viens t’en assurer par toi-même.
Adieu, à bientôt. Je t’aime et t’embrasse.
Emma Guyet
Le 25 février 1856 la compagnie de l’Ouest met en service une ligne de trains entre Beuzeville et Fécamp (Journal de Rouen du 22 février 1856). La ligne passe par la gare des Ifs, à partir de laquelle un embranchement vers Étretat ne sera ouvert qu’en 1895 (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2023/08/01/la-belle-epoque-etretat-avant-guerre/). Cette desserte d’Étretat sera régulièrement ouverte aux voyageurs jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Un lent déclin s’ensuivra : la ligne ne sert plus qu’au transport de marchandises à partir de 1951, avant sa fermeture définitive en 1972 et son déclassement en 1995.
Étretat, ville ouverte
Avant la venue des premiers touristes, le village n’était cependant pas totalement coupé du reste du monde, même si les pêcheurs étretatais ont pu être décrits, de l’extérieur, comme des « gens simples et primitifs, caste fidèle aux vieilles traditions et à peu près étrangère au reste du monde » (Abbé Lecompte, 1856). Les marins, dans la pratique de leur métier, fréquentaient d’autres ports et la conscription les emmenait sous d’autres cieux. De plus, les services de la douane et de la défense côtière entretenaient un roulement de familles extérieures à la commune. La famille de l’abbé Cochet en est un exemple ; Jean Marie Cochet, le père de l’archéologue normand, était né à Saint-Denis Ceyzeria dans le département de l’Ain ; engagé volontaire en 1789 à l’âge de 16 ans, il a participé à plusieurs batailles napoléoniennes. En 1799 il travailla à l’armement des batteries d’Étretat avec son régiment. En 1803 il fut nommé gardien de la batterie de la Briqueterie au Havre, puis gardien de la batterie d’Étretat en 1814 jusqu’au désarmement de 1817 ; il fut alors maintenu à Étretat comme garde des bouches à feu et des bâtiments militaires de la côte jusqu’à sa retraite en 1841.
Mais les mouvements de population vont changer d’échelle et de nature avec la prise de conscience de plus en plus répandue que cet endroit pouvait aussi être un lieu de loisir.
(…) Léon Gatayes, en compagnie d’Eug. Isabey, de Camille Roqueplan, de Clément Boulanger, etc., ayant touché à Étretat, j’y abordai après eux, et, plantant mon drapeau sur cette plage, je lui donnai quasiment mon nom, comme fit Améric de la terre découverte par Colomb.
Alphonse Karr : Le canotage en France, 1858
Premières incursions d’artistes (1820-1830)
Dans les années 1820, un certain nombre d’artistes parcourent le littoral et ramènent de leurs voyages des représentations pittoresques, dont un bon nombre sont reproduites sous forme de gravures (Delarue 2005), permettant ainsi leur large diffusion et suscitant peut-être chez les contemporains l’envie de découvrir les paysages de ses propres yeux, d’autant que les falaises déchiquetées et la mer ombrageuse étaient aptes à satisfaire les aspirations de l’époque, qui était imprégnée du romantisme triomphant. Parmi ces artistes figurent des Anglais, comme les frères Fielding, Richard Parkes Bonington, l’alsacien Johann-Heinrich Lüttringshausen et des Français comme Louis Garneray et Alexandre Jean Noël. Mais c’est surtout Eugène Isabey (1803-1886), peintre romantique, fils d’un peintre reconnu, qui se laisse gagner par le charme d’Étretat dès 1820, lorsqu’il y séjourne durant plusieurs mois. Dans son réseau figurent –outre Bonnington- d’autres artistes français de la même génération, tels que Paul Huet, Camille Roqueplan et Clément Boulanger, qui plantent également leurs chevalets dans le village de pêcheurs.
Enfin Alphonse Karr vint (1830-1845)
Etretat est un pays que Gatayes[2] et moi avons découvert, après toutefois les peintres Le Poittevin et Isabey. Mais j’ai fait comme Améric Vespuce (sic) et Daguerre vis-à-vis de Christophe Colomb et de Niepce : je lui ai à peu près donné mon nom. J’ai tant bavardé sur Etretat que je l’ai mis à la mode, et qu’aujourd’hui c’est une succursale d’Asnières. Le dimanche, les chemins de fer y vomissent des Parisiens par les trains de plaisir, et tout doucement on est arrivé à y établir un singulier carnaval : les pêcheurs, vu la solennité du dimanche, s’habillent en messieurs, avec de longues redingotes et des chapeaux ronds, hélas ! –ils ne s’habillaient pas ainsi autrefois ! – et les Parisiens, de leur côté, arrivent déguisés en forbans, se servant de tous les mots marins anciens et nouveaux, jurant à faire couler bas un vaisseau, et chantant des chansons qui font rougir les vieux marins.
Alphonse Karr, La pêche en eau douce et en eau salée, 1860
[2] Léon Gatayes (1805-1877) musicien et chroniqueur dans plusieurs journaux parisiens, ami d’enfance d’Alphonse Karr.
Alphonse Karr, homme de plume d’origine allemande mais né à Paris en 1808, connut assez tôt le succès ; comme beaucoup d’écrivains de son temps, ses revenus lui venaient surtout du journalisme. Il fut directeur du Figaro et fonda sa propre revue satirique, les Guêpes, publiée de 1839 à 1849. Son œuvre littéraire, qui oscille entre chronique et fiction, est prolifique mais répétitive car truffée de considérations philosophico-poétiques sur les sujets qui l’obsédaient ; par ailleurs il n’hésitait pas à « recycler » des passages entiers de ses textes dans des publications successives. C’est au début des années 1830, à la fin de l’automne 1833, qu’il découvrit Étretat et en fit une de ses sources d’inspiration littéraire.
Dans un recueil de souvenirs, titré Livre de bord et paru en 1880, il relate ainsi son arrivée à Étretat : « Les peintres Eugène Isabey et Poitevin, et Léon Gatayes, avaient, les premiers civilisés, « touché » à Etretat et m’en avaient parlé avec admiration. C’était alors un endroit tout à fait solitaire et inconnu et très propre à servir de retraite à un homme fatigué, dégoûté, découragé. J’arrivai au Havre sur l’impériale des Messageries (…). Du Havre, il fallait prendre une sorte de cabriolet peu suspendu et suivre pendant au moins six heures des chemins peu praticables (…) ; (…) les deux chevaux traînaient la voiture avec de terribles cahots, quelquefois dans des ornières si profondes que les roues tournaient en grinçant et en s’appuyant sur leurs moyeux. (…) Après avoir traversé tout le hameau, -une soixantaine de petites maisons basses, sans autre étage que celui qui s’appuyait sur le sol, et couvertes de chaume, – on arrivait sur la plage, qui descendait à la mer par une pente assez rude toute couverte de galets de silex (…). Je descendis à l’auberge, aujourd’hui l’hôtel Blanquet, pour deux raisons : elle m’avait été indiquée par deux de mes amis qui avaient en réalité découvert Etretat, et, de plus, c’était la seule. – C’est pendant mon séjour que s’ouvrit une autre auberge moins importante. Les Blanquet étaient des paysans aisés ; ils avaient des terres qu’ils cultivaient, et l’auberge était alors un accessoire auquel était venu s’ajouter un débit de tabac et de genièvre qu’on vendait par petits verres (…). J’étais arrivé à Etretat pendant la pêche de Dieppe, et cette circonstance donnait au pays un aspect étrange. Il n’était peuplé que de vieillards, de femmes et d’enfants ; tous les hommes étaient à la mer pour un mois (…). Il n’y avait guère en ce temps-là à Etretat que des pêcheurs ; les cultivateurs, éparpillés dans les hameaux et les fermes isolées, n’apparaissaient que rarement au bord de la mer. Ma pension, logement et nourriture, fut fixée à cinquante sous par jour ; c’était le prix de la maison, et je m’installai, écrivant le soir et le matin avant le jour, et le jour me promenant et flânant au bord de la mer. (…) Je passai ainsi à Etretat huit ou neuf mois : un peu d’automne, tout l’hiver et le commencement du printemps. J’y écrivis mon roman Le Chemin le plus court. » (A. Karr, Livre de bord, tome 2, p. 223-232)
Quelques années plus tard, en 1839, il quitta définitivement Paris pour s’installer dans une maison qu’il avait achetée à Sainte-Adresse, village qu’il avait découvert en rendant visite à son ami Léon Gatayes, qui y séjournait alors provisoirement ; il s’y adjoint très brièvement les services d’un Étretatais, Jean Paumelle. Il fut conseiller municipal de la cité dionysienne et se présenta –sans succès- aux élections législatives de Seine-Inférieure en 1848, sous l’étiquette républicaine modérée. Le coup d’État de Napoléon III le contraignit à l’exil à Nice. Il se fixa alors sur la Côte d’Azur jusqu’à sa mort en 1890. Alphonse Karr aimait à partager la vie des pêcheurs d’Étretat. La Revue du Havre rapporte que le 19 juillet 1840, lui et son ami Gatayes, montés dans un canot pour rejoindre une barque de pêcheurs dans la rade, avaient chaviré par fort vent d’ouest. Les deux hommes avaient heureusement pu rejoindre le rivage à la nage. Un lecteur du Journal de Rouen raconte de son côté que, le jour de l’arrivée d’Alphonse Karr à Étretat, un fort coup de vent éclata dans l’après-midi et que la mer durcit au point que les pêcheurs n’osaient pas s’aventurer à donner l’amarre aux embarcations qui voulaient accoster. Alphonse Karr serait alors entré dans l’eau et aurait lancé l’amarre à toutes les barques qui se trouvaient en danger, ce qui lui aurait valu l’estime des gens du pays (Journal de Rouen du 3 octobre 1890). Les Étretatais lui auraient même donné par plaisanterie –s’il faut en croire l’intéressé lui-même- le titre d’ « inspecteur des bouées du large » pour ses prouesses natatoires (Livre de bord, t. 2, p. 251).
Lors de ses visites à Étretat, Alphonse Karr séjournait, comme lors de sa première venue, à l’hôtel Blanquet, une auberge ouverte au pied de la falaise d’Aval, vers 1815, par Robert Blanquet (1776-1860), un marchand de Cuverville Cuverville qui s’enrichit grâce à cet établissement et dont le fils et successeur, prénommé Césaire, fut qualifié par Brianchon du titre de Blanquet Ier, roi d’Étretat (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2020/12/21/maisons-de-confiance-familles-de-commercants-et-artisans/). Avant d’accueillir l’écrivain, l’auberge ne recevait que des mareyeurs venant à l’occasion des grandes pêches, quelques commis-voyageurs et, de loin en loin, un artiste-peintre. Un médaillon représentant l’hôte illustre, réalisé en 1875 par le céramiste Théodore Deck, fut apposé au pignon de l’hôtel, où il surmontait une enseigne peinte par Eugène Le Poittevin et Blanchard (Delarue 2005, p. 63 et 66). Une autre source indique que l’enseigne avait été peinte par Louis Boulanger et que le peintre y avait représenté Léon Gatayes et son frère en marins (Journal de Rouen du 2 octobre 1890). Par la suite, le tableau qui se dégradait fut remplacé par la transcription légèrement modifiée d’une phrase empruntée à l’écrivain : « Malgré les charmes de St Raphaël, si j’avais à montrer la mer à un ami pour la première fois, c’est Étretat que je choisirais ». L’œuvre de Deck, conservée par la municipalité, a quant à elle été récemment restaurée (Etretat magazine n°6, hiver 2019, p. 19). Coïncidence -car il ne semble pas exister de lien de parenté avec l’artiste strasbourgeois- la fille de Césaire Blanquet épousa un Deck en 1870.
En janvier 1835 le Journal de Rouen publie en feuilleton, dans deux numéros successifs, une longue chronique sur « La pêche aux harengs à Etretat », signée Johann K. mais bien écrite par Alphonse Karr et qui décrit, au-delà du titre très restrictif, la vie des habitants du village et évoque les sujets qui seront repris par la suite dans différents ouvrages, comme l’histoire de Romain Bisson. À la même date, l’article est publié à Paris dans le journal Le Temps.
Vendredi soir est publié la même année 1835 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5664642r.texteImage). C’est un recueil de nouvelles, dont une est consacrée à la pêche au hareng sur la côte cauchoise : les modalités en sont décrites avec une précision quasi-ethnographique ; Yport y est plus souvent mentionné qu’Étretat. La dixième nouvelle est consacrée à une version très romancée de l’histoire de Romain Bisson (1784-1826), pêcheur étretatais qui fut insoumis lors des conscriptions napoléoniennes et qui est désigné dans l’ouvrage sous le nom d’Onésime Romain.
Cette dernière nouvelle a ensuite été publiée séparément sous le titre d’Histoire de Romain d’Étretat, amputée de sa première partie mais allongée de nombreuses divagations pour faire bonne mesure ; la dernière partie est en revanche une reproduction mot pour mot du texte qui figure dans Vendredi soir.
Le Chemin le plus court, paru en 1836 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k102857k.image), conte les aventures amoureuses successives du fils d’un cultivateur des environs du Havre, prénommé Hugues, qui est étudiant en droit à Paris, peintre à l’occasion, et qui s’est rendu à Étretat pour une mission qui lui a été confiée par son père. Les autres protagonistes du roman, plus ou moins inspirés de personnages réels, sont surtout des habitants d’Étretat comme l’allemand Vilhem Girl, factotum du village, son compatriote maître Kreisherer -un musicien remplissant les fonctions de clerc d’école, la fille de ce dernier, prénommée Thérèse, le maire d’Étretat –qui figurait déjà dans l’article de janvier 1835 et qui est dépeint comme un ancien pharmacien gonflé de son importance, le commandant du poste de douane, un petit armateur (Monsieur Bernard), maître Jean (le barbier du village), et deux pêcheurs : Louis Leroy et Samuel Aubry. Certains de ces personnages sont des héros récurrents dans l’œuvre d’Alphonse Karr. Le récit offre prétexte à dépeindre le paysage étretatais et les us et coutumes locales : les offices religieux, la pêche, la chasse aux guillemots, le lavage du linge sur la plage, la bénédiction de la mer le jour de « l’Assomption » (l’auteur fait ici une confusion, car la bénédiction de la mer a lieu de jour de l’Ascension et non le 15 août). C’est aussi l’occasion pour l’auteur, avec une désinvolture dans l’écriture qui lui est propre, d’effectuer de larges digressions où il expose avec ironie ses opinions conservatrices et sa vision désabusée de la nature humaine.
Étretat n’est pas un port construit de main d’homme, c’est une baie naturelle entre de hautes falaises coupées à pic et des roches énormes. La bourgade est placée entre deux collines, et il paraîtra remarquable qu’il n’y ait aucune habitation sur les versants de l’une ni de l’autre, quand on saura que le vent du sud-ouest ne peut souffler un peu fort sans faire entrer la mer dans les rues d’Étretat ; plusieurs fois, en creusant des caves, on a trouvé des maisons, en partie détruites, enfouies sous le sable de la mer, à une époque dont personne n’a le souvenir.
Alphonse Karr, Le chemin le plus court, 1836
En septembre et novembre 1845 Alphonse Karr publie dans sa revue « Les Guêpes » l’Histoire de Rose et de Jean Duchemin, récit autobiographique écrit en 1844 par Rose Vallin, épouse Duchemin, en supplique pour obtenir des secours du roi de France (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97565845?rk=193134;0 et https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9784129s/f1.item). Le texte a été réédité à de nombreuses reprises. Dans l’édition de 1869 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55966901/), il est suivi de « Valin », texte écrit vingt ans plus tôt en hommage à Louis Martin Vallin, ancien marin de la garde-impériale, chevalier de la Légion d’Honneur et garde-pêche d’Étretat, mort en décembre 1849 en tombant de la falaise près de la Courtine d’Antifer ; cette mort accidentelle avait été relatée dans la presse locale. Un troisième récit, intitulé « Une falaise à Étretat », termine le volume en proposant une nouvelle version de l’histoire de Romain Bisson.
Comme j’étais allé voir mes amis d’Etretat, M. Fauvel, l’ancien maire, me dit : vous savez Rose Duchemin, la femme de Duchemin, celui qu’on appelle gaillard, elle a écrit sa vie et celle de son mari. J’allai trouver Rose Duchemin, et après bien des hésitations, je la fis consentir à me vendre son manuscrit, que je vais vous donner ici, vous verrez là ce que c’est que la misère, le courage et la résignation. Ce sera une pièce intéressante pour l’enquête sur le sort des travailleurs.
Alphonse Karr, Les Guêpes, 1845
Deux jugements contradictoires
Étretat doit beaucoup à Alphonse Karr. Tout récemment encore il a fixé de nouveau l’attention publique sur cette belle contrée, et, parmi les artistes et les écrivains de Paris, c’est à qui fera son pèlerinage à Étretat. Si je n’admire pas toujours d’ailleurs les rêveries poétiques d’Alphonse Karr, je lui pardonne cependant après avoir vu Étretat, et je n’ignore pas combien il a su charmer les Parisiens ses compatriotes en leur faisant les honneurs d’une terre qu’il a découverte. Les indigènes ici lui en sont très reconnaissants. Ils aiment à parler de monsieur Alphonse.
(Jacob Venedey, op. cit.)
« (…) si les habitans d’Etretat ont pris, pour nous servir d’une des expressions de M. Karr, l’habitude d’étriller les voyageurs, à qui la faute ? M. Karr (…) n’aurait-il pas quelques reproches à s’adresser ? N’est-ce pas lui, qui plus que tout autre, a fait, d’une population de braves pêcheurs, une population de lazzaroni, tendant aujourd’hui sans vergogne à l’étranger une main que le contact de l’aviron avait autrefois rendue calleuse ? –N’est-ce pas lui qui a tenu sa cour dans les auberges du lieu, y a trôné, péroré, posé, et les a faites ce qu’elles sont ? »
Article du Journal de Fécamp cité dans les Guêpes du 1er août 1844
Eugène Le Poittevin, le peintre des pêcheurs et des baigneurs
Vers l’année 1831, et donc avant la venue d’Alphonse Karr, Eugène Isabey avait amené à Étretat le peintre Eugène Le Pottevin –qui était né à Paris en 1806 et portait à l’origine le nom de Poidevin. Celui-ci s’installe durablement dans le village, où il aménage en 1849 une maison face à la mer et où il fait construire une villa en 1851, « la Chaufferette ». Il produit de nombreuses œuvres prenant pour thème aussi bien la vie des pêcheurs autochtones –dans les années 1840- que les activités de loisir des visiteurs estivaux –dans les années 1850-1860. Il est nommé peintre officiel de la Marine en 1849.
Les œuvres de ce peintre, et d’autres comme Hippolyte Gareneay, Léon Morel-Fatio (qui fut également peintre officiel de la Marine), Émile Loubon, François-Joseph Tronville, Jacques-François Ochard, Paul Vasselin, représentant des paysages étretatais, figurent régulièrement dans les salons de peinture de Rouen dans les années 1830-1840 (Journal de Rouen des 23 août 1839, 1er juillet 1841, 31 août 1841, 2 décembre 1842 et 23 décembre 1842).
Des visiteurs excentriques
Depuis que M. Alphonse Karr a rendu le village d’Etretat un village à la mode (nous ne savons pas trop s’il lui a rendu là un grand service), un certain nombre de touristes y viennent faire chaque année leurs pélerinages. Parmi ces touristes, il en est quelques-uns qui se font remarquer par une excentricité hors ligne, et qui, sans contredit, pourraient servir de types à nos faiseurs de romans, à M. Alphonse Karr lui-même, tout le premier, s’il n’était pas si riche de son propre fonds.
Article du Progressif Cauchois reproduit dans le Journal de Rouen du 24 octobre 1845
Il y a quelques jours, le village où a été mis au monde le Chemin le plus court avait pour hôte un gentleman jeune, de bonnes manières, quoique vêtu en matelot, qui, ne sachant pas un mot de français, s’était assuré des intelligences dans le pays, grâce à trois choses qui ne le quittaient jamais : 2 kilogrammes de sucre cassé, tout autant de pain, et 1 litre d’eau-de-vie. À chaque personne qu’il rencontrait, le gentleman offrait une rasade accompagnée de l’une ou l’autre de ses provisions solides, suivant le goût des accipans. Jamais figure ne s’est montrée plus reconnaissante que la sienne dès qu’on agréait son offre invariable ; jamais physionomie n’a paru plus déconcertée alors qu’on lui répondait par un refus.
Quant à lui, il se montrait de la plus grande sobriété et ne songeait à lutter avec ses amis les pêcheurs que dans les occasions assez fréquentes où il pouvait leur être utile. Comme tous les Anglais passés et présens, il était cousu d’or, ce qui ne l’empêchait pas de se montrer homme d’excellente compagnie et agréable philosophe.
On nous dit qu’il vient de s’embarquer en qualité de novice à bord de l’un de nos bateaux de pêche tout récemment sortis pour la pêche du hareng. Puisse-t-il porter bonne chance aux pauvres diables qu’il accompagne !
Comme le note justement l’abbé Cochet, Étretat souffrait, par rapport à d’autres plages du littoral de la Manche, du handicap que constituent pour les baigneurs la plage constituée de galets, jugés moins confortable que le sable, et la forte pente de cette plage, dangereuse pour les nageurs débutants qui y perdent vite pied. En contrepartie, la beauté du paysage côtier commença à exercer son puissant attrait dès l’instant où la publicité qu’en firent peintres et écrivains lui donna un caractère mythique.
La mer, objet de tous les regards
La mer en spectacle : aux origines de la station balnéaire
Le jour de l’Ascension est, chaque année, doublement férié dans Étretat. Après les saints offices, où aucun des pêcheurs ne manque d’assister, la population des villages environnans se rassemble dans ce petit port, pour y célébrer la fête du lieu. Toutes les barques de pêche, parées avec soin, et retenues longtemps à l’avance, reçoivent de nombreux promeneurs, qui se font conduire loin, bien loin en mer, jusqu’à ce qu’ils aient découvert la chapelle des Vierges, sur le sommet qui abrite Fécamp des vents du nord-est. Satisfaits alors, ils saluent ce saint lieu, et reviennent à terre après un voyage qui n’a pas duré en tout une demi-heure.
E. Jouy : Vues des côtes de France dans l’Océan et dans la Méditerranée, peintes et gravées par M. Louis Garneray, décrites par M. E. Jouy, 1823
La bénédiction de la mer le jour de l’Ascension, cérémonie religieuse importante pour les pêcheurs étretatais qui risquaient régulièrement leur vie sur les flots, est très tôt devenue un spectacle recherché par les habitants des lieux les plus proches d’Étretat. Le Courrier du Havre relate la bénédiction de la mer le jeudi 21 mai 1841 « au milieu d’un concours immense de population venue du Havre, de Fécamp et des alentours ». En raison du fort vent et des vagues, le clergé avait béni la mer à distance. Preuve du succès remporté par cette fête religieuse, le 21 septembre 1846, le conseil général de Seine-Inférieure émet un avis favorable à la création d’une foire à Étretat, le lendemain du jour de l’Ascension. Le 24 mai 1852, le Journal de Rouen constate que la fête de l’Ascension, sous le beau temps, a amené à Étretat un nombre considérable d’étrangers. En 1857, la compagnie des bateaux assurant le trajet de Caen au Havre a organisé un voyage spécial du Havre à Étretat et Fécamp, à l’occasion de la bénédiction de la mer à Étretat le jeudi de l’Ascension. Le départ était prévu du Havre à 6 heures du matin et le retour d’Étretat à 19 heures ; le prix aller-retour était de 4 francs pour les premières et de 3 francs pour les secondes, « frais de canot compris » (Journal de Rouen du 20 mai 1857). En 1860, la bénédiction de la mer a dû être exceptionnellement reportée au dimanche 20 mai en raison du mauvais temps qui sévissait le jeudi.
D’autres fêtes, plus profanes, se déroulent sur l’eau. Le Mémorial de Fécamp relate une régate improvisée en avril 1838 sur le parcours entre Fécamp et Étretat, et qui a été gagnée par les pilotes de Fécamp sur ceux du Havre. Quelques années plus tard, le Journal du Havre relate le succès remporté par les régates d’Étretat qui ont eu lieu le 21 août 1842 et ont attiré une foule considérable de spectateurs. La fête était présidée par le maire d’Étretat et le commissaire de marine de Fécamp. Les courses impliquaient uniquement les barques de pêche d’Étretat et d’Yport ; 8 embarcations à la voile et 8 canots à rames ont été admis à concourir. La course des embarcations à la voile a été gagnée par le Jeune-Achille, patron Toussaint Maillard ; 2e prix à la Jeune Aimée, patron Frédéric Maillard, 3e prix au Zéphyr, patron Vasseur (sic) ; la course des canots à la rame a été gagnée par le Jeune-Martin, patron Vatinel, 2e prix au Solide, patron Louis Enault, 3e prix au Saint-Paul, patron Duchemin. La fête s’est terminée par un banquet.
Durant l’année suivante, précisément le 7 août 1843, à l’occasion de la Saint Sauveur, qui donnait lieu à une fête des marins et suscitait une forte affluence, une partie culminante du mamelon qui domine la porte d’Aval et l’aiguille voisine s’éboula subitement ; les débris encombrèrent momentanément l’arcade et obstruèrent le passage. Heureusement personne, parmi les nombreux visiteurs que la fête avait attirés sur les hauteurs, n’a été victime de cet accident. (Journal de Rouen du 10 août 1843).
Après cela, on ne sera plus étonné d’apprendre le développement qu’ont pris les bains d’Étretat, depuis 1847. Pendant la belle saison, non-seulement les hôtels mais encore les maisons particulières sont occupées par les étrangers. Aujourd’hui, les habitants d’Étretat spéculent sur leurs demeures (…). Les plus aisés construisent des habitations élégantes pour les baigneurs à venir. Depuis 1849 il s’est élevé, année commune, de douze à quinze maisons nouvelles dans ce village où l’on ne bâtissait guères depuis 1830 : aussi le chiffre des maisons construites, restaurées ou agrandies depuis 10 ans n’est pas moindre de 115 à 120. Comme on le voit c’est toute une transformation.
abbé Cochet, Étretat, son passé, son présent, son avenir, 3e édition, 1857
Si l’on veut retenir un chiffre rond, l’année 1850 peut être considérée comme une année charnière. La visite du maréchal Jérôme Bonaparte le 6 août de cette année, à l’occasion de la Saint-Sauveur, fête des marins, concrétise la reconnaissance d’Étretat comme station touristique en vogue.
« On lit dans le Progressif Cauchois : Les étrangers commencent à s’abattre sur notre littoral en joyeuses volées de baigneurs et d’artistes. Plusieurs familles ont loué à Fécamp des maisons tout entières et, deux fois par jour, ce sont vers la mer de brillants pèlerinages pour lesquels il ne manque qu’une chapelle, c’est-à-dire un établissement convenable, rêvé depuis si longtemps et jamais construit, tant dans notre pays est puissant l’amour du lendemain.
Saint-Valery, Veules, ont aussi leurs visiteurs ; mais c’est surtout Etretat qu’il faut voir ! Là il n’existe, pour ainsi dire, plus une case, si modeste qu’elle soit, qu’un ménage parisien ne s’y trouve installé.
Inutile de dire que les hôtels regorgent et renouvellent chaque jour leur personnel, depuis le modeste rapin qui prend son déjeuner à table d’hôte avant de continuer sa route à pied, jusqu’au prince qui arrive suivi de ses aides-de-camp.
Et que l’on ne crie pas à la métaphore, car mardi dernier, jour de la fête des marins, M. le maréchal Jérôme Bonaparte venait visiter le pittoresque village et s’enquérait sérieusement de la possibilité d’y établir sa tente pour un long terme.
En attendant, d’autres grands seigneurs y tiennent leurs assises. Nous entendons parler des statuaires, peintres, musiciens, dramaturges, vaudevillistes, qui, chaque jour, inventent nouveaux plaisirs, nouveaux actes de bonne charité.
Ainsi, pendant la messe de mardi, une quête a été faite au profit des pauvres, qui n’a pas produit moins de 200 et quelques francs.
Il est vrai de dire qu’à côté du sermon, une belle et charmante jeune fille avait bien voulu faire entendre sa ravissante voix ; qu’une autre jeune fille l’accompagnait sur le piano et que la première flûte de l’Opéra s’était mise de la partie.
Le soir, on a dansé partout, au château comme sur la grève. Chacun avait gagné sa journée et presque toutes les journées passées à Etretat se gagnent ainsi, bené faciendo . » (article cité dans le Journal de Rouen du 12 août 1850)
Cet extrait montre que les caractéristiques soco-économiques et culturelles du tourisme étretatais, tel qu’il se pratiquera pendant près d’un siècle, sont déjà bien en place. Un an plus tard jour pour jour, le Progressif Cauchois décrit la fête de charité donnée à l’église d’Étretat à l’occasion de la Saint-Sauveur ; Madame Dorus-Gras n’y a pas été autorisée à chanter par l’autorité épiscopale et a été remplacée par Alexis Dupont, qui était accompagné par Mr Dorus à la flûte et Mr Gras au violon. Le sermon a été prononcé par le curé de Bolbec et Mme Dorus-Gras a fait la quête au bras d’Alphonse Karr. Celle-ci a ensuite chanté chez Mr Fauvel. Les dons recueillis s’élèvent à 300 francs (cité par le Journal de Rouen du 11 août 1851).
Le 7 août 1854, c’est le compositeur Jacques Offenbach lui-même, désormais résident régulier d’Étretat, qui donne un concert au profit des pauvres ; y participent les chanteuses Dorus et Marie B., le flûtiste Dorus et le violoncelliste Jouet. Le musicologue Amédée Méreaux écrit à cette occasion les lignes suivantes : « Etretat, ce pittoresque séjour de pêcheurs, ce village improvisé depuis quelques années, continue de recevoir, entre ses deux arides falaises, les baigneurs qui préfèrent l’imposant spectacle de la nature au luxe parisien des plages de Dieppe et du Havre. Quelle que soit la simplicité des goûts de la population passagère d’Etretat, ces visiteurs primitifs ne sont pas sans éprouver parfois le désir de voir l’uniformité de leur tranquille existence interrompue par quelque souvenir de la civilisation dans laquelle, en tems ordinaire, ils vivent si bien et se trouvent si heureux. » (Journal de Rouen du 5 août 1854).
Le 7 septembre 1856, c’est dans une salle comble qu’un concert est donné au profit des pauvres, concert qui a rapporté 1.200 francs et dont Henri de Villemessant, patron du Figaro et villégiateur étretatais, donne le récit dans son journal. Mme Julie Dorus-Gras, qui possède une charmante villa à Étretat, a chanté plusieurs airs ; Henri Potier a composé la musique d’une chanson sur Étretat chantée par son épouse, la cantatrice Marie Potier (née de Cussy) et écrite pour l’occasion par Auguste Anicet Bourgeois. Les musiques ont été jouées par Mr et Mme Jouet, Mrs Simon-Victor Gras et Henri Potier. Mr Fauvel, maire d’Étretat, et Mlle Anicet-Bourgeois ont procédé à une quête qui a rapporté 200 francs.
Le texte de cette chanson est imprégné de la compassion qui sied aux classes aisées :
Notre Etretat, chaque saison nouvelle,
Pour vous demande un ciel d’azur,
Un chaud soleil, une mer toujours belle,
La fleur éclose et le fruit mûr.
Pour vous mieux recevoir, le modeste village
A pris son air de fête et montre avec gaité
Ses rochers merveilleux, ses barques au rivage ;
Mais il cache une chose, et c’est sa pauvreté.
Confiant en la Providence,
II sait que Dieu, dans sa bonté,
Près du malheur met l’espérance,
Près du plaisir la charité.
Quand vous aurez, joyeux, quitté la plage
Brillante, animée, aujourd’hui,
L’hiver viendra, long et sinistre orage,
Traînant le malheur après lui.
Plus de chants au dehors, au foyer plus de fête,
Plus de rude travail, gage du lendemain ;
Pour l’enfant presque nu, pour sa mère inquiète,
Froide sera la bise, et cher sera le pain.
Mais il est une Providence,
et Dieu donna, dans sa bonté,
Au pauvre, courage et espérance ;
Au riche, amour et charité.
Oui, Dieu qui donne l’espérance,
Bénit toujours la charité.
Le 30 août 1857, c’est la troupe des Bouffes-Parisiens qui se rend à Étretat pour donner dans la salle du Casino une représentation au bénéfice des pauvres de la commune ; le prix du billet était de 5 francs (Journal de Rouen du 28 août 1857).
L’inauguration, le 18 juillet 1852, du Casino d’Étretat, s’accompagne de festivités auxquelles participent les plus illustres artistes parisiens. « Etretat tient à ne point perdre son ancienne réputation » note le Nouvelliste Cauchois. Les fortes chaleurs de l’année ont amené un grand nombre de familles étrangères sur le littoral cauchois. Des régates se déroulent en face du Casino ; le parcours allait de l’Aiguille d’aval à la Grosse Roche d’amont. La première course à la rame a opposé 7 embarcations légères ; le prix, d’un montant de 40 francs, a été décerné au patron Valin-Vatinel (sic). La seconde course à la rame a réuni 11 embarcations de toutes sortes ; le canot de Jean Martin est arrivé premier, suivi du patron Legros. Onze concurrents ont participé à la course à la voile ; le prix, disputé par les patrons Tranquille et Valin, Vatinel (sic) a été remporté par Casimir Vatinel. Une quête a permis de distribuer 180 francs aux perdants. Le comte de Pardieu, nommé directeur du Casino, a prononcé un discours en faveur des pêcheurs d’Étretat et appelé au développement des bains nécessaires à la prospérité du pays. Un banquet a réuni les membres de la société des régates et un bal s’est déroulé le soir au Casino (Journal de Rouen du 20 juillet 1852).
Après le prince Bonaparte –qui repassera brièvement à Étretat en août 1858- c’est le général Cavaignac, rival malheureux de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, qui vient passer la saison des bains à Étretat en juillet 1852 avant de se rendre en Bretagne. Il y rencontre son ami Alphonse Karr, venu en voisin de sa maison de Sainte-Adresse. Le 31 août 1859, c’est la reine Marie-Christine d’Espagne, exilée en France, qui descend incognito à l’hôtel Blanquet, accompagnée de son époux, le duc de Ransarès.
Avec la construction du Casino et la pratique des bains de mer, le clivage social s’exprime sur le plan géographique par une partition entre la partie récréative de la plage, du côté amont, et la partie occupée par le port d’échouage, côté aval. Cette dernière zone est en effet mieux protégée des vents d’ouest pour l’accostage ; c’est là aussi que sourdent, à marée basse, les ruisseaux d’eau douce où les blanchisseuses venaient laver le linge, au lieudit la Fontaine. Cette partie du front de mer reçut en conséquence le surnom de perrey des manants, expression d’un apartheid qui se concrétisera par la clôture de la terrasse du Casino et des établissements de bain.
Pendant la belle saison, le village devient un rendez-vous d’artistes, d’où sont bannies les préoccupations de la bourse ou les gênes du monde. Etretat est à la veille de perdre cet avantage qu’il doit à son isolement ; une rue qui s’ouvre va le réduire à l’état de succursale du Hâvre et d’Ingouville. L’Aiguille, cet obélisque taillé dans la falaise, qui se dresse maintenant au milieu des flots ; la Porte d’Orient, cette arcade colossale sous la blancheur de laquelle ressort si bien le double azur de la mer eu du ciel ; les escarpes déchirées du cap d’Antifer, sont reproduites à chaque exposition du Louvre par la peinture ou le dessin, et ce serait leur faire tort que de chercher à les décrire ici.
Le Figaro du 11 septembre 1856 (article de H. de Villemessant)
La saison balnéaire s’étend, dès les années 1850, de mi-juin à début octobre. L’affluence varie (déjà) en fonction de la météo. Durant le mois de juillet 1856, le mauvais temps qui avait régné auparavant se dissipe et la mer se calme, favorisant le retour des baigneurs ; on compte alors « près de 300 étrangers ; un grand nombre ont retenu leur logement ; en un mot, c’est une véritable nuée de promeneurs que l’on nous promet cette année. Qu’elle vienne, cette nuée si désirée ; qu’une bonne brise soufflant de la capitale pousse vers nos côtes, elle sera la bienvenue. » (Journal de Rouen du 25 juillet 1856). En juin 1858, à la suite d’une canicule, les chemins de fer transportent de nombreuses personnes vers les stations balnéaires « qui sont déjà envahies par la foule des baigneurs » (Journal de Rouen du 16 juin 1858).
Mois | 1860 | 1861 | 1862 |
Avril | 4 | 2 | nc |
Mai | 17 | 32 | 13 |
Juin | 143 | 183 | 139 |
Juillet | 583 | 618 | 595 |
Août | 652 | 954 | 967 |
Septembre | 263 | 191 | 280 |
total | 1667 (au 23/9) | 1980 (au 22/9) | 1994 |
Total des baigneurs enregistrés par mois (Bulletin d’Étretat des 30/9/1860, 16/9/1861 et 25/9/1862) ; pour comparaison le nombre de baigneurs à Dieppe était de 2716 en 1860 et de 3760 environ en 1861
Aux chiffres officiels, il faudrait ajouter, d’après le rédacteur du Bulletin, au moins 1000 à 1200 baigneurs non déclarées en mairie, ce qui porterait à près de 4000 le nombre de visiteurs ayant fréquenté la plage en 1861 (Bulletin d’Étretat du 26/9/1861).
La mer, toujours dangereuse
… pour les marins
Les naufrages et les noyades se succèdent durant le siècle le long de la côte à falaises, exposée aux vents de nord-ouest et où les abris sont peu nombreux pour les bateaux. Les aiguilles et les récifs laissés par le lent recul de la falaise rocheuse sont autant de dangers pour la navigation. Tempêtes et orages menacent ceux qui s’aventurent dans ces eaux, quelle que soit l’époque de l’année (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2021/02/27/fortunes-de-mer/). La presse locale se fait régulièrement l’écho des drames de la mer.
Le Journal du Havre rapporte que, le 7 juillet 1838, la foudre a frappé un bateau de pêche d’Étretat, dont le patron, Lubin Duchemin, dit Gaillard, âgé de 24 ans, a été tué sur le coup ; c’était un des fils de Jean et Rose Duchemin. Les quatre hommes d’équipage ont été simplement engourdis par le choc électrique. « Le corps du patron asphyxié si subitement ne présentait d’autre trace des effets de la foudre qu’une légère excoriation au-dessous du nez. Pendant le passage de l’électricité à bord de la barque, les hommes de l’équipage ont senti leur bateau s’affaisser soudainement sous leurs pieds ; et pour peu que le fluide contenu dans la cale eut tardé à se frayer un passage en perçant le bordage au-dessus de la flottaison, il n’est pas douteux, assurent-ils, que le bâtiment eût coulé sur place. Le petit logement dans lequel les pêcheurs renfermaient leurs effets a tellement été bouleversé par le trajet électrique, que tous les objets qu’il renfermait se sont trouvés jetés çà et là dans le plus grand désordre. Les autres barques qui se trouvaient rapprochées du bateau frappé par la foudre ont éprouvé la commotion instantanée, mais sans recevoir aucune avarie. » (Journal de Rouen du 8 juillet 1838).
Le Progressif Cauchois relate qu’une goélette coulée, restée à fleur d’eau, a été vue le 12 mars 1842 de la plage d’Étretat ; plusieurs canots ont essayé de la remorquer mais la mer était encore trop grosse. Quelques mois plus tard, c’est le bâtiment américain Peruvian qui fait naufrage sur la côte de Cauville, à huit milles nautiques au sud d’Étretat ; un accord est passé avec les pêcheurs d’Étretat pour récupérer les marchandises, moyennant 3,50 francs par balle de coton (Journal de Rouen du 31 décembre 1842).
Le Journal du Havre rapporte que le 2 juin 1842 Pierre David, marin d’Étretat, aperçut depuis la plage un corps qui flottait à environ un mille au large. Il prit son canot et ramena à terre le cadavre d’un pêcheur portant une vareuse de toile cirée, un cotillon en quatre fils, une paire de bonnes bottes, et un suroît sur la tête (Journal de Rouen du 7 juin 1842).
Dans le Courrier du Havre on apprend que le Jeune-Achille, d’Étretat (vainqueur de la régate du 21 août 1842), qui transportait tout le mobilier de Louis Bérard, préposé à Berville, a été abordé et coulé par un bateau pilote du Havre à un mille au large. L’équipage a été recueilli par le pilote (Journal de Rouen du 2 avril 1845).
Le 21 août, 1850 un sloop de 120 tonneaux, chargé de pierres, L’Antoinette, d’Honfleur, est venu se briser sur les écueils avoisinant la porte d’Amont alors qu’il se rendait de Caen à Fécamp. Surpris par la bourrasque au large d’Étretat, l’équipage ne put carguer les voiles et le beaupré se brisa, rendant la manœuvre impossible ; le capitaine fit mouiller mais la chaîne de l’ancre se rompit et le navire fut poussé par le vent sur la côte où il s’échoua. En moins de 10 minutes, plus de 300 personnes –des habitants et quelques baigneurs- se portèrent sur le lieu du sinistre et parvinrent à sauver l’équipage. Le navire naufragé a été jeté par la marée montante sous la falaise et défoncé sur le banc de roches.
Une barque des remorqueurs du Havre, le Dantel, a également échoué le même jour sur la plage d’Étretat. Il n’y eut pas de victimes (Journal de Rouen du 27 août 1850).
Le Journal de Fécamp donne la nouvelle du naufrage, le 4 juin 1851, d’une petite embarcation d’Étretat qui faisait la pêche « à plombs » du maquereau ; cinq des six hommes d’équipage ont été recueillis par le bateau du patron Lebourgeois ; le 6e, qui était le patron de la barque, n’a pu être sauvé ; il s’agit de Joseph Isaac Duchemin, le frère du foudroyé de 1838. Le bateau (la Généreuse Eliza) avait été baptisé le dimanche 1er juin et prenait la mer pour la première fois (Journal de Rouen du 6 juin 1851).
Le bateau-pilote l’Union a trouvé le 10 octobre 1852, à 5 milles au nord d’Étretat, le cadavre d’un marin flottant sur l’eau, qui a été débarqué à Étretat et remis aux autorités pour être inhumé (Journal de Rouen du 20 octobre 1852).
Le 6 mai 1858 à 8 heures du matin, près d’Étretat, une rafale de vent a fait chavirer une barque de pêche montée par trois hommes ; des marins de Bruneval, venus à leur secours en canot, n’ont pu sauver que Thomas Lemonnier, qui avait agrippé un aviron ; les deux autres marins, Adam Martin et Pierre Lebourgeois, ont disparu (Journal de Rouen du 8 mai 1858).
Le pilote du Havre Lecesne a aperçu le 18 septembre 1859 un mât s’élevant au-dessus de l’eau près des aiguilles d’Étretat, à environ une lieue et demie de la côte ; il s’agit du sloop Charles-de-Caen, parti de Diélette le 12 septembre à destination du Havre, qui a également été aperçu par le bateau-pilote n°9 ; on ne connaît pas le sort de l’équipage (Journal de Rouen du 20 septembre 1859 et du 6 octobre 1859).
En 1860, le corps d’un jeune homme et d’une jeune femme qui se sont noyés en rade du Havre le 9 septembre ont été rejetés quelques jours plus tard sur la plage dans les environs d’Étretat (Journal de Rouen du 12 septembre 1860).
Bien d’autres victimes ont pu être évitées grâce au courage de nombreux individus, professionnels de la mer ou non. Parmi eux, les « baigneurs » (l’équivalent de nos maîtres nageurs-sauveteurs), qui apparaissent dans les années 1850 avec la création des établissements de bains privés, tiennent une place à part. Les récompenses décernées officiellement par les autorités administratives, préfet du département et ministre de la marine, permettent de les identifier. En 1840 le préfet de la Seine-Inférieure a accordé une gratification de 30 francs à chacun des sieurs Hauchecorne et Coquin, marins à Étretat, qui se sont jetés dans l’eau et ont sauvé trois marins du bateau de pêche la Jeune-Julie. Une gratification de 60 francs a été accordée parallèlement au sieur Duchemin, marin à Étretat, pour s’être jeté à la mer et avoir ramené au port le bateau de pêche la Sainte-Anne et les deux hommes qui le montaient. L’année suivante une gratification de 30 francs est accordée à chacun des sieurs Coquin et Lemarchand, marins d’Étretat, qui se sont jetés dans la mer tout habillés et ont sauvé de la noyade le nommé Varin. En 1842 c’est Fabien Coquin, puis Jean-Baptiste Vallin, tous deux marins à Étretat, qui reçoivent une gratification de 30 francs, pour avoir exposé leurs jours en sauvant des personnes en danger de périr. C’est au tour de Jean Beaufils, Frédéric Maillard, Pierre David, marins à Étretat et de Pierre Martin, Jean Coquin, François Argentin et François Vallin, tisserands à Étretat, de recevoir en 1843 une gratification préfectorale pour avoir donné des preuves d’un courageux dévouement.
Le ministre de la marine, de son côté, a accordé en 1856 une médaille de 1ère classe en argent à Mathurin Lemonnier, baigneur à Étretat, et un témoignage officiel de satisfaction à Louis Philippe Lemonnier, également baigneur à Étretat, pour faits de sauvetage.
Le dessinateur Bertall, qui fréquentait la station et qui a croqué Les plages de France en 1866, a adressé le 6 octobre 1858 une lettre d’Étretat au Messager de Paris pour lui signaler la conduite courageuse de Léopold Duchemin qui s’est précipité tout habillé dans la mer pour venir au secours à la fois d’une demoiselle anglaise qui se trouvait en difficulté dans une mer agitée et d’un jeune homme, M. de T., qui avait essayé de la secourir. Léopold Duchemin, un des nombreux fils de Rose Vallin et Jean Duchemin, qui était matelot et baigneur, a effectué sept sauvetages depuis l’âge de 10 ans. Il a été récompensé à de nombreuses reprises : en 1859 le ministre de la marine lui a décerné une médaille d’argent de 1ère classe pour son sauvetage d’octobre 1858 et pour deux autres sauvetages en août et septembre 1856. Son frère Jean Baptiste Duchemin, ouvrier voilier et baigneur, a reçu une médaille d’argent de 2e classe pour avoir sauvé deux personnes de la noyade, en août 1856 et le 9 septembre 1856. Les deux frères se voient encore récompenser en 1859 d’une médaille d’honneur, en même temps que Louis-Théodule Tonnetot, préposé des douanes à Étretat, pour avoir porté secours au navire anglais Betsey qui avait fait naufrage ; des témoignages officiels de satisfaction ont été décernés, pour la même action, au capitaine au long-cours Carouge, syndic des gens de mer d’Étretat. Le douanier Tonnetot reçoit un nouveau témoignage officiel de satisfaction de la part du ministre de la marine pour faits de sauvetage en 1860. Un autre préposé des douanes d’Étretat, M. Martin, reçoit du ministre de la marine en 1860 une médaille d’argent, en même temps que Mr Gérard, photographe, pour avoir sauvé deux personnes de la noyade.
… et pour les terriens
La mer menace aussi les habitants d’Étretat, dont les maisons, situées en fond de vallée, ne sont protégées des flots que par une digue de galets « s’élevant à une hauteur d’environ 5 mètres au-dessus du niveau des hautes mers de vive eau d’équinoxe » (Renaud, 1874). À intervalles plus ou moins réguliers, la mer, gonflée par les tempêtes, déborde et envahit le village, causant des dommages aux embarcations, aux équipements des pêcheurs et parfois même aux habitations. Ce fut le cas, entre autres, en février 1808. En 1817, l’estacade qui défendait l’ancienne batterie du centre a subi une réparation pour un coût de 4200 francs. En 1834, un épi de 35 mètres de long, appuyé sur cette estacade et formé de rangées de pieux de bois avec un remplissage de béton de chaux hydraulique, a été construit pour un coût de 6866,47 francs, dans le but de limiter le déplacement des galets et d’éviter le dégarnissage de l’esplanade supportant les cabestans. Par la suite, ces deux aménagements ont été détruits par la mer (Renaud, 1874). Dans sa séance du 29 août 1838, le conseil général de Seine-Inférieure appelle l’attention du gouvernement sur la nécessité de curer un bassin intérieur à Étretat, et d’y rétablir d’anciennes batteries pour servir de digues aux invasions de la mer. Le 17 septembre 1846 le conseil général de Seine-Inférieure exprime à nouveau le vœu que les travaux nécessaires à la préservation des inondations du port d’Étretat fassent rapidement l’objet d’études sérieuses. L’année suivante le conseil général s’associe à la demande du conseil d’arrondissement du Havre pour obtenir du gouvernement l’étude et l’exécution de travaux capables de mettre le port d’Étretat à l’abri d’une inondation (Journal de Rouen du 3 septembre 1847).
La catastrophe du 24 septembre 1842 et les travaux de défense contre les inondations
Aux invasions marines s’ajoutent les inondations venues de l’intérieur des terres. En 1806, au moment de la Pentecôte, une coulée boueuse avait envahi le village. À peine un an plus tard, des pluies abondantes causèrent une nouvelle inondation. En janvier 1820 une inondation provoquée par une brusque fonte des neiges avait recouvert la presque-totalité de l’agglomération sur près de 21 hectares, d’après le plan précis dressé le 29 juillet suivant par l’ingénieur des travaux maritimes du port de Fécamp (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2020/03/29/le-climat-etretatais/). Cet évènement avait motivé la construction en 1822 d’un canal éclusé au centre du village pour évacuer les eaux intérieures vers la mer. Le 19 juin 1828, de 7 à 8 heures du soir, un violent orage avait éclaté à Étretat et la masse d’eau qui n’avait pu être retenue par la bassine ni évacuée assez vite par les canaux, avait inondé les parties basses de la commune, sans faire de victimes. Il n’en fut pas de même en 1842, lorsqu’un orage, qui éclata dans la nuit du 23 au 24 septembre 1842, causa une inondation générale. Le Progressif Cauchois relate ainsi le sinistre : « Le souvenir de l’inondation survenue en 1806 le jour de la Pentecôte est aujourd’hui effacé. Samedi, vers trois heures du matin, la pluie commença à tomber avec abondance, et bientôt des torrens d’eau se précipitèrent par le Petit-Val, emportant tout ce qui se trouvait sur leur passage. La cavée s’est élargie en un instant de plus de cinq mètres. L’immense quantité de terre enlevée par les eaux a englouti une vingtaine de maisons jusqu’au larmier ; le reste a été rempli d’eau bourbeuse jusqu’à la hauteur de 2 ou 3 mètres. Certaines rues ont été également encombrées par des terre d’alluvions tandis que dans d’autres se formaient d’effrayantes excavations. Il est impossible de retracer les scènes de désolation qui se passaient autour de nous ; les malheureux inondés cherchaient, au milieu de l’eau, à recueillir leurs effets qu’ils ne pouvaient arracher que par lambeaux, après avoir crevé la toiture de leurs maisons. La majeure partie de ces malheureux a été surprise au lit par l’inondation, et n’a pu être sauvée que par les embarcations que l’on dirigeait dans toutes les rues. Nous avons à déplorer la mort de quatre personnes, parmi lesquelles une jeune fille qui, avec sa mère, s’était réfugiée sur les barres d’un métier à tisser. La mère, après avoir vu son enfant tomber d’épuisement, est parvenue à soulever le plafond avec sa tête et à se réfugier dans le grenier. Quelques minutes après, des jeunes gens l’ont pu recueillir dans leur canot plus morte que vive. On espère aujourd’hui la sauver. Le canal a très bien fonctionné, mais il est insuffisant pour donner passage à l’immense quantité d’eau qui s’y ruait de tous les côtés. Une commission est nommée pour apprécier les pertes que chacun a eu à supporter ; nous transmettrons le résultat de son travail lorsqu’il nous sera connu. ». Aux dégâts directs se sont ajoutées des complications sanitaires comme la dysenterie, conséquences de l’humidité et de la fétidité des boues déposées. Des quêtes et des souscriptions ont spontanément été organisées en faveur des sinistrés au Havre, à Rouen et dans le reste du département ; des spectacles et des compétitions sportives de charité sont organisés. L’abbé Cochet publie un opuscule sur l’évènement, vendu au profit des inondés. Le gouvernement débloque dès le mois d’octobre une somme de 12.000 francs. Pour services rendus à ses administrés lors de l’inondation, une médaille d’or de 2e classe a été accordée au maire d’Étretat, Jacques-Guillaume Fauvel, et à Jules Duclos, tisserand à Étretat, qui a retiré le corps de la fille Quibeuf de la maison où elle s’était noyée, en s’exposant à être enseveli sous les décombres (Journal de Rouen du 2 novembre 1843).
Étretat n’a d’autre port que cette baie, séparée par une digue de galets, des terres basses habitées par ses pêcheurs, dont la mer engloutirait les cabanes sans cette barrière quelquefois impuissante. Ainsi placé au-dessous du niveau de l’Océan, le sol de cette bourgade est encore exposé à l’invasion des eaux pluviales qui y affluent par torrens des hauteurs voisines. Un canal pratiqué au pied du coteau Nord, et qu’on découvre dans le tableau que nous décrivons, remédie mal à cet inconvénient, à cause de l’inégalité des niveaux entre la mer et la vallée.
E. Jouy, Vues des côtes de France dans l’Océan et dans la Méditerranée, peintes et gravées par M. Louis Garneray, décrites par M. E. Jouy, 1823
Au début de l’année 1854, l’orifice de l’écluse débouchant sur la mer avait été curé, en prévision de la fonte des neiges, qui avaient été inhabituellement abondantes. Mais le 14 janvier, vers 14 heures, les eaux arrivèrent en abondance par le Petit-Val et, renforcées par celles venant de l’ouest, emplirent les deux bassins successifs et le canal intermédiaire, menaçant de submerger les habitations voisines. Une cinquantaine de matelots et d’habitants, dont Thomas Lemonnier, capitaine d’un bateau de Fécamp, et Levasseur, patron de barque d’Étretat, dirigés par Benoît Lemesle, adjoint, ont alors dégagé à l’aide de pelles un exutoire dans le galet, qu’ils ont creusé sur au moins 15 mètres de longueur et environ 7 mètres de profondeur, en moins de trois heures, permettant de prolonger le canal jusqu’à la mer et d’éviter une nouvelle inondation (Journal de Rouen du 16 janvier 1854).
En 1860, une nouvelle inondation frappe Étretat. Le Journal de l’arrondissement du Havre en relate les circonstances. La pluie a commencé à tomber le samedi 12 mai vers 11 heures du matin ; elle a augmenté en intensité et vers 14 heures des torrents empruntant les chemins descendant des coteaux, particulièrement du Petit-Val et de la côte du Mont, ont rempli les bassins et le canal éclusé. M. Fauvel, maire par intérim, a rameuté la population pour creuser une tranchée sur la plage en avant de l’écluse, à l’exemple de ce qui avait été fait en 1854 ; malgré les efforts conjugués des marins, de la compagnie de sapeurs-pompiers dirigée par le sous-lieutenant Vatinel, de la brigade de douane dirigée par le lieutenant Lemperière et de l’entrepreneur Picard et de ses ouvriers, l’eau ne s’évacuait que lentement à cause de la marée haute et elle a envahi les cours et les maisons les plus basses ; les masures de Louis et Romain Hauville et de Ouf père ont été recouvertes sur une hauteur de 2 mètres ; dans les maisons et les cours occupées par Jean Leleu, Onésime Lenormand, Jean Morin, Ambroise Beaufils, Auguste Levasseur, la veuve Aubourg et la veuve Isidore Savalle, l’eau s’élevait à 1,50 m. Sur la route départementale la hauteur d’eau était de 50 cm ; de là on l’a dirigée vers le Grand-Val. À partir de 17 heures la tranchée dans le galet a commencé à faire sentir son effet et le niveau de l’eau a commencé à baisser. Vers 16 heures une maison en construction route du Havre, appartenant à Guillaume Fréger, s’est écroulée, entraînant la chaumière occupée par Mr Lebaillif. Les rues ont été recouvertes d’une épaisse couche d’alluvions et celles qui descendent des côtes ont été défoncées.
Un village qui devient bourg
L’afflux d’une population certes temporaire, mais fortunée et exigeante, est le moteur des transformations du village, qui est doté d’équipements et de services nouveaux. La route de Fécamp est construite entre 1843 et 1845, la route du Havre est achevée en 1852 (abbé Cochet, 1857). Les chemins deviennent progressivement des rues. La mairie est construite en 1855. L’église Notre-Dame s’enrichit en mai 1850 de trois nouvelles cloches bénites par le curé doyen de Criquetot-l’Esneval et, en 1853, d’un orgue sorti des célèbres ateliers Cavaillé-Coll, d’un prix de 5115 francs, qui vint remplacer l’harmonium acquis en 1847 par l’abbé Monville pour la somme de 900 francs. La chapelle Notre-Dame de la Garde, financée par une souscription lancée en 1854, est inaugurée le 6 août 1856 ; située au sommet de la falaise d’Amont, elle dote Étretat d’un équivalent de la chapelle Notre-Dame-du-Salut de Fécamp, située au sommet du Cap Fagnet dans une position analogue.
En 1855, le Docteur Miramont est nommé médecin inspecteur des bains de mer d’Étretat (Lindon, 1963). Le 29 avril 1857 une commission d’étude se rend à Étretat en vue de l’établissement d’une ligne télégraphique sur le littoral entre Le Havre et Dieppe. L’année suivante, le bureau de distribution du courrier d’Étretat est promu en direction de poste ; la direction est confiée à Mme veuve Pottier, fille d’un ancien officier de l’Empire (Journal de Rouen du 29 novembre 1858). Après l’achat du Casino en 1859 par Mr Vandendale, qui tenait auparavant l’estaminet du casino de Fécamp, des projets d’agrandissement se font jour (Journal de Rouen du 21 février 1859), motivés par un nombre d’abonnés qui en 1861 dépasse les 600 . Le 17 juillet 1860 a lieu l’ouverture du bureau télégraphique d’Étretat. En août de la même année un arrêté préfectoral décide la construction d’une ligne de raccordement entre Étretat et le poste électro-sémaphorique qui sera placé sur le territoire de la commune, ainsi que la pose d’un nouveau fil sur la ligne actuelle d’Étretat à Fécamp. Le sémaphore sera construit en 1861.
Un Bulletin d’Étretat voit le jour le 14 janvier 1859 ; c’était une publication saisonnière hebdomadaire créée par l’historien et littérateur cauchois Jean-François Brianchon d’où sa désignation courante de Bulletin de Brianchon. Paraissant de juillet à octobre -durant la saison des bains- il était imprimé à Bolbec. La publication s’interrompit le 2 octobre 1862 avec le n°14 (https://data.bnf.fr/fr/32717530/bulletin_d_etretat/). C’est une source précieuse de renseignements sur la progression de la station balnéaire et le déroulement de la saison touristique (cf. supra). La Gazette d’Étretat lui succéda très brièvement, durant la saison de 1863 ; « Journal des baigneurs » de 4 pages, édité à Fécamp par Louis Nicolle, il paraissait le jeudi, du 25 juillet au 1er octobre et était vendu au Casino et chez le libraire Marécal. Le premier numéro, daté du 23 juillet 1863, contenait diverses informations comme l’arrivée des célébrités à Étretat, la liste des baigneurs enregistrés, les horaires des transports ainsi que quelques potins parisiens. La Plage Normande, « Journal des bains de Fécamp et d’Étretat », autre hebdomadaire estival paraissant le dimanche, eut une durée de vue un peu plus longue. Le premier numéro fut publié le 13 juillet 1862. Il parut de manière très irrégulière jusque dans les années 1880.
Cet afflux d’étrangers (c’est ainsi que les touristes étaient désignés) nécessite une augmentation des capacités d’hébergement ; les chambres louées chez l’habitant et l’auberge Blanquet ne suffisent plus à satisfaire la demande. Des hôtels plus adaptés à cette clientèle aisée sont créés, tels l’hôtel des Deux Augustins, ouvert en 1851, et l’hôtel des Bains, créé en 1852 en même temps que le Casino. Les charmes d’Étretat fidélisent nombre de visiteurs -surtout venus de la capitale- qui choisissent d’y établir un pied-à-terre. La première villa –on parlait alors de chalet- construite à Étretat serait la Sonnette du Diable, édifiée par le dramaturge Auguste Anicet-Bourgeois sur les premières pentes de la falaise d’Aval, face à la mer. Elle devait son nom à une pièce de théâtre de cet auteur, jouée en septembre 1849. Elle fut suivie de nombreuses autres constructions, commandées par diverses personnalités comme le peintre Eugène Le Pottevin, le patron de presse Hippolyte de Villemessant, le musicien Jacques Offenbach, le dramaturge Adolphe d’Ennery, le dessinateur Bertall (pseudonyme du baron Charles Albert d’Arnoux), le violoniste Simon Gras et son épouse la soprano Julie Dorus-Gras, etc. (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2020/11/09/les-villas-etretataises-et-leurs-noms-un-peu-de-geographie-sociale/)
La population, après avoir baissé entre les recensements de 1836 et de 1841, passe de 1442 habitants en 1846 à 1501 en 1851, 1560 en 1856 –retrouvant ainsi pratiquement son niveau de 1836- et 1655 habitants au recensement de 1861. Elle atteindra son plafond en 1886 (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2020/05/24/les-premiers-recensements-de-la-population-etretataise/). La structure socio-économique change ; les femmes, qui étaient presque exclusivement tisserandes ou fileuses jusqu’au début des années 1840, se tournent de plus en plus vers les emplois de services (repasseuses, blanchisseuses, couturières) ; certaines accèdent même à des emplois plus qualifiés, dans l’administration publique, mais elles sont étrangères à la commune, comme la directrice de la poste d’Étretat qui était originaire de Honfleur. Les commerces se diversifient : un charcutier, un bimbelotier, un marchand de modes, un horloger, une fruitière, un pharmacien, plusieurs merciers, viennent rejoindre les bouchers, boulangers, épiciers, cordonniers et tailleurs déjà présents et les artisans sont de plus en plus nombreux. Le nombre des indigents diminue : dans les tables de successions, ils ne sont plus que 5 pour la période 1845-1853, soit 2,4 % des défunts adultes ; parmi eux figurent une fileuse et une tisserande. Leur nombre s’accroit toutefois légèrement durant la période 1854-1860 (8 individus, soit 4 % des décès, dont quatre marins et un soldat). Le recensement de 1861 dénombre 11 personnes indigentes (9 femmes et 2 hommes, soit 0,7 % de la population), qui sont principalement des veuves et des veufs .
La liste des métiers ci-dessous (non exhaustive) montre l’évolution des emplois étretatais entre le recensement de 1841 et celui de 1861 :
1841 | 1861 | |
Aubergiste/maître d’hôtel | 3 | 5 |
Cabaretier/Cafetier | 3 | 9 |
Blanchisseuse/lessivière | 2 | 18 |
Charpentier | 5 | 11 |
Charretier, conducteur de voiture | 0 | 4 |
Chaudronnier/ferblantier | 1 | 4 |
Couturière, apprentie couturière | 19 | 72 |
Cultivateur, cultivatrice | 61 | 23 |
Domestique (y compris domestique de ferme) | 20 | 36 |
Douanier | 9 | 11 |
Employé(e) des postes et du télégraphe | 0 | 5 |
Fileuse | 96 | 40 |
Garde-champêtre | 0 | 1 |
Instituteur, institutrice et moniteur | 2 | 4 |
Jardinier | 2 | 12 |
Journalier, journalière et manœuvre | 20 | 73 |
Maçon | 3 | 26 |
Mareyeur/marchand(e) de poisson | 3 | 4 |
Marin, pêcheur, capitaine, maître au cabotage | 227 | 238 |
Menuisier, apprenti menuisier | 4 | 30 |
Peintre | 0 | 1 |
Plâtrier | 0 | 2 |
Repasseuse | 7 | 9 |
Sabotier | 4 | 1 |
Serrurier | 0 | 1 |
Tisserand | 62 | 3 |
Tisserande | 253 | 184 |
Voilier | 5 | 2 |
Dans le village, on se prend à rêver ; en 1854, des rumeurs circulent sur la création d’un département de la « Seine-Maritime » (eh oui, déjà !) qui engloberait la façade littorale du département de Seine-Inférieure alors existant et dont Le Havre serait le chef-lieu ; Étretat deviendrait par la même occasion chef-lieu de canton et prendrait sa revanche sur Criquetot-l’Esneval. Le journal le Pays de Caux prétend même que, suite à ces rumeurs, Étretat et Yport se disputeraient le siège de l’évêché de ce nouveau département…
Un port à Étretat ?
L’ingénieur Jacques-Élie Lamblardie, sous-ingénieur des ponts et chaussées pour la côte normande, avait élaboré en 1786 un projet de création d’un port dans la rade d’Étretat, projet qu’il publia en 1789. Aucune suite ne fut donnée mais l’idée ne fut pas totalement abandonnée et elle a resurgi périodiquement. En 1810, sous le règne de Napoléon Ier, une nouvelle étude fut commandée, qui resta également dans les cartons. En 1843, la Revue du Havre signale que le gouvernement a l’intention de reprendre le projet de l’empereur, qui avait décidé qu’une somme de 30 millions serait affectée aux premiers travaux de transformation du port d’Étretat en un port de station et de relâche pour les vaisseaux de l’État. Le 30 septembre 1849, le conseil municipal demande la création du port. En 1853, l’abbé Cochet rencontre Napoléon III à Dieppe et l’entretient du projet de son oncle mais le nouvel empereur ne donne pas suite (Lindon, 1963). Étretat conserve sa baie intacte jusqu’à nos jours, entre le port pétrolier d’Antifer au sud et le parc éolien off-shore de Fécamp au nord.
Chronique des années 1830-1860 (revue de presse)
1835
L’abbé Cochet fait don de monnaies romaines au musée départemental des Antiquités de Rouen.
1836
Mr Fiquet, maire de Criquetot-l’Esneval, fait don au musée départemental des Antiquités d’une couleuvrine en fer longue de 10 pieds 6 pouces, provenant du fort de Fréfossé près d’Étretat.
1839
Mr Fauvel, d’Étretat, remporte la médaille d’or de 60 francs pour la meilleure pouliche de 2 à 3 ans à la foire d’agriculture de Goderville (Journal de Rouen du 17 juillet 1839).
1842
- Le Progressif Cauchois relate les fouilles romaines effectuées par l’abbé Cochet, aidé d’une vingtaine de matelots, grâce à une subvention de 300 francs du ministère de l’Intérieur. Les fouilles ont lieu sur le versant nord de la vallée dans l’enceinte du presbytère d’Étretat. Le journaliste forme « des vœux pour que les ruines soient conservées dans l’état où elles se trouvent. Ce serait un appât de plus donné à la curiosité des étrangers (…) ». Sur le site, l’abbé Cochet découvre de nouveaux squelettes de l’Antiquité tardive (Journal de Rouen du 4 et du 8 février 1842). D’après le Journal de l’arrondissement du Havre, l’abbé Cochet a le projet de convertir le balnéaire qu’il a découvert l’année précédente en un musée destiné à recevoir toutes les antiquités découvertes dans la contrée (Journal de Rouen du 12 septembre 1842).
- Publication à Rouen de L’Étretat souterrain, ouvrage archéologique de l’abbé Cochet.
1843
- Le 24 mai à 6 heures du matin Mr Blanquet, ancien huissier, 30 ans, s’est précipité du haut de la falaise d’Étretat ; il est mort sur le coup (Journal de Rouen du 27 mai 1843).
- Le Journal du Havre mentionne des personnes atteintes par la foudre et des bestiaux foudroyés dans les communes voisines du Havre, entre autres à Étretat (Journal de Rouen du 20 juin 1843).
1844
- Le Journal du Havre fait état d’une rumeur courant sur un vaste incendie qui aurait détruit huit maisons à Étretat et menacé tout un quartier. En réalité l’incendie n’a concerné qu’un corps de bâtiment appartenant à Mr Gentil, maire d’Étretat et occupé par plusieurs ménages, situé près du port et de la rangée de caloges où les pêcheurs remisent leur matériel. Les secours ont été organisés par Mrs Fauvel, Gentil et le curé ; l’incendie, qui serait dû à la négligence, a été maîtrisé au bout de cinq heures, malgré l’absence de pompes et de moyens suffisants. Les dégâts sont estimés de 5 à 6000 francs (Journal de Rouen du 18 mai 1844).
- Le Courrier du Havre relate l’agression dont a été victime Onésime Vallin, pêcheur à Étretat, alors qu’il rentrait chez lui depuis Fécamp le soir du 21 août. Arrivé à Criquebeuf, il s’arrêta au café tenu par Mr Aubé, dit Tiennot, frappa à la porte et se trouva nez à nez avec la femme du cafetier qui se plaignit des sévices infligés par son mari ; sans avertissement, ce dernier tira un coup de fusil à la figure d’Onésime Vallin à travers une vitre. Deux passants et un médecin de Fécamp portèrent secours à la victime, qui était blessée de 18 plombs au visage. Aubé a été arrêté le lendemain et incarcéré au Havre. Onésime Vallin est le fils d’Étienne Martin Vallin, le syndic des gens de mer qui était l’ami d’Alphonse Karr.
1846
- Mr Levaillain, avocat au Havre et juge suppléant près le tribunal du Havre, a agressé un jeune avocat à Étretat et lui a craché au visage lors d’une réunion (Journal de Rouen du 12 mai 1846).
- Deux vagabonds suspectés d’incendie criminel à La Cerlangue et à Sainneville ont été arrêtés à Étretat et emprisonnés au Havre (Journal de Rouen du 9 octobre 1846).
1847
D’après le Progressif Cauchois, un banc d’huîtres « long d’environ 5 quarts de lieue » a été découvert à l’est d’Étretat et exploité aussitôt, pendant plusieurs jours, par 30 bateaux anglais, au mépris des limites réservées et des pêcheurs locaux. Au bout de quelques semaines d’exploitation le banc était épuisé (Journal de Rouen du 2 avril et du 15 juillet 1847).
1848
Le conducteur de la voiture à impériale faisant le trajet quotidien du Havre à Étretat est tombé sous les roues de sa voiture qui lui est passé sur les jambes, après que les chevaux se soient emballés (Journal de Rouen du 20 octobre 1848).
1849
L’abbé Cochet est nommé inspecteur des monuments historiques de la Seine-Inférieure le 23 mars 1849.
1850
- On lit dans la Revue du Havre que des pêcheurs des environs d’Étretat ont aperçu au clair de lune une forme sombre flottante qu’ils ont d’abord prise pour une épave, mais qu’ils ont ensuite reconnue comme étant une baleine (Journal de Rouen du 28 juin 1850).
- Parution de la première édition du livre de l’abbé Cochet : Etretat, son passé, son présent, son avenir, chez Delevoye à Dieppe.
1851
- Parution dans le Progressif Cauchois, en février 1851, d’un article sur les fouilles gallo-romaines conduites par l’abbé Cochet dans le Bois des Loges.
- Un arrêté préfectoral alloue, pour la réparation de l’église d’Étretat, une subvention de 500 francs sur les fonds de secours destinés aux monuments historiques (Journal de Rouen du 9 juillet 1851).
- Parution à Paris de la Notice sur les bains de mer d’Étretat, près du Havre, par le Dr Pierre Marie Louis Miramont.
1852
- Article du Journal de Fécamp en mai 1852 sur les agissements de Sénateur Guerrant, 32 ans, charron demeurant à Étretat, qui avait tenté de se faire passer, auprès d’un aubergiste de Valmont, pour un gendarme de la brigade de Fécamp chargé d’enquêter sur un vol commis à Étretat. La gendarmerie de Valmont, avertie, arrêta Guerrant et le conduisit à Yvetot devant le procureur de la République où il passa aux aveux. Guerrant avait déjà été condamné pour voies de fait commis sur son épouse.
- Séjour à Étretat, au mois de mai 1852, de l’abbé Cochet, qui a fait des recherches en trois endroits : dans l’argilière ouverte par Mr Hauville dans le Grand Val, où des tombes à incinération ont été mises au jour, dans la propriété du comte d’Escherny au pied de la Côte du Mont où des sépultures franques ont été découvertes et sur l’aqueduc gallo-romain désormais reconnu sur une longueur de 1200 mètres, des jardins du presbytère au Petit-Val (Journal de Rouen du 8 juin 1852).
1853
- Le 4 janvier 1853, la voiture de Mr Leroux, venant d’Étretat, qui ne tenait pas sa droite, a percuté le cabriolet de Mr Lepiller aîné dont elle a rompu un brancard (Journal de Rouen du 7 janvier 1853).
- Le 26 avril 1853, Lubin Blaise, 70 ans, poissonnier d’Yport rentrant du marché de Fécamp, a été renversé par la voiture conduite par Mr Dévelai, maître d’hôtel à Étretat, qui se dirigeait dans la même direction avec un passager. La victime est décédée de ses blessures, malgré les soins qui lui ont été prodigués (Journal de Rouen du 1er avril 1853).
1854
- La Prospérité, journal de Fécamp, raconte que deux jeunes Parisiens, hôtes de Mr Vieillard, du Havre, se promenaient en août 1854 près de la valleuse proche de la Porte d’Amont, lorsqu’ils voulurent escalader la falaise sur une hauteur de 10 mètres. L’un d’eux, âgé d’une vingtaine d’années, chuta en rebondissant sur des saillies de la paroi ; il a été transporté au Casino puis dans la maison d’un pêcheur, dans un état critique.
- Trois baigneurs parisiens, Edmond Got, de la Comédie Française, Léon Battu, auteur dramatique, et un médecin de la Faculté de Paris ont été surpris par la marée montante au pied de la falaise et ont dû se réfugier sur un rocher ; ils ont été remarqués par une baigneuse, Mme L. de C., qui a donné l’alerte. Une foule s’est rassemblée sur la plage avant qu’un pêcheur ne mette enfin sa barque à la mer et ne réussisse, après plusieurs essais infructueux, à récupérer les trois personnes (Journal de Rouen du 13 septembre 1854).
1855
L’abbé Cochet, en juillet 1855 dans la Vigie de Dieppe, rapporte la découverte d’urnes gallo-romaines faite au printemps précédent lors de travaux commandés par le propriétaire du château du Tilleul, Félix Vallois, négociant à Rouen, dans le bois de Fréfossé, sur le versant dominant le Grand-Val. Il rappelle les découvertes archéologiques antérieures : en janvier 1851 dans le Bois des Loges par Mr Fauquet-Lemaître de Bolbec, en 1781 dans le bosquet de la Haie du Curé au Tilleul, et en 1850-1853 dans le Bois des Haules à Étretat par Romain Hauville.
1856
- Les vents soufflant avec violence du nord-est depuis plusieurs jours ont débarrassé de ses galets la partie nord-est de la plage d’Étretat, sur une profondeur de 6 mètres, et mis au jour le fond rocheux, ainsi qu’un mur de plus d’un mètre d’épaisseur et, plus loin, une couche d’argile ; en avançant vers la falaise d’amont, a été découverte une surface rocheuse d’un blanc éclatant dans les fentes duquel coulent de petits ruisseaux. Une foule de curieux ont été attirés ; ils ont trouvé des pièces de monnaie françaises et étrangères qui s’étaient infiltrées dans les galets (Journal de Rouen du 21 avril 1856). Quelques jours plus tard, les galets ont été transportés de l’amont à l’aval de la plage, à l’emplacement de l’échouage des bateaux. De nombreuses pièces de monnaie ont encore été ramassées, dont des monnaies romaines qui ont été achetées par un amateur (Journal de Rouen du 12 mai 1856). Selon le Courrier du Havre, une de ces pièces, trouvée le dimanche 25 mai par un Havrais, est un bronze de l’empereur Hadrien.
- Mort le le 24 novembre 1856 de Mr Gentil, maire d’Étretat de 1843 à 1848, auquel le Journal de Fécamp consacre une notice nécrologique. Étienne François Gentil, né à Veules-les-Rose en 1774, fut capitaine d’artillerie et commandant des canonniers garde-côtes du littoral de Dieppe au Havre. À ce titre, il défendit Fécamp contre les attaques anglaises. Il était décoré de la Légion d’Honneur.
1858
Mr Nansot, greffier de la justice de paix de Criquetot, en se baignant le 6 août à Étretat, a été pris dans des sables mouvants ; il a été soutenu par le percepteur, Mr Taigny, avant que les deux personnes soient secourues par une embarcation (Journal de Rouen du 8 août 1858).
1859
- La diligence faisant le trajet du Havre à Étretat a versé le 4 octobre 1859 à la suite de la rupture d’un essieu ; une femme a eu une jambe cassée et un matelot a subi des contusions (Journal de Rouen du 7 octobre 1859).
- D’après l’Echo du Havre, des marins partis de Fécamp, d’Yport et d’Étretat sont partis un jour d’octobre 1859 à la recherche d’une bande de plusieurs dizaines de baleines qui auraient été perçues par un pilote, par le travers de Fécamp.
- Le 1er novembre 1859, un violent ouragan a causé des dégâts importants aux toitures et a activé un incendie probablement dû à la foudre, qui s’est déclenché le soir dans une maison en construction à mi-côte de la falaise d’Amont et appartenant à Mr Payen, avocat à Paris ; malgré le travail des pompiers la maison a été entièrement détruite en moins de deux heures. La perte est évaluée entre 8.000 et 10.000 francs (Journal de Rouen du 4 novembre 1859).
Pour en savoir plus :
- Jean Benoît Désiré COCHET (Abbé) : Étretat, son passé, son présent, son avenir, 3e édition, 1857.
- Alexis CONSIGNY : Etretat au XIXe siècle, regards d’artistes, 2020, en ligne : https://www.coupefileart.com/post/etretat-au-xixe-si%C3%A8cle-regards-d-artistes
- Bruno DELARUE : Les peintres à Étretat, 1786-1940. Édition Bruno Delarue, 2005, 272 pages.
- Marie-Hélène DESJARDINS : L’invention d’Étretat. Eugène Le Poittevin, un peintre et ses amis à l’aube de l’impressionnisme. Catalogue de l’exposition du Musée des Pêcheries de Fécamp, 2020, édition des Falaises, 160 pages.
- Louis GARNERAY et E. JOUY : Vues des côtes de France dans l’Océan et dans la Méditerranée, peintes et gravées par M. Louis Garneray, décrites par M. E. Jouy. Pancoucke éditeur, Paris, 1823 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1522365x/f99.item).
- Alphonse KARR : Livre de bord. Souvenirs, portraits, notes au crayon. Première série. Édition Calmann-Lévy, 1880.
- Raymond LINDON : Étretat, son histoire, ses légendes. Les Éditions de Minuit, 1963, 186 pages.
- Raymond LINDON : 1972. À propos du centenaire de sa rue : Alphonse Karr à Etretat. 8 pages dactylographiées.
- Lucien Georges Louis RENAUD : Notice sur les ports de Fécamp, d’Yport et d’Étretat. Paris, imprimerie nationale, 1874 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6211784c/f3.item).
- Jacob VENEDEY : Yport et Etretat en 1837. Étretat, 1861, ré-édité par Gérard Montfort, Brionne, 1980, 88 pages.