Souvenirs d’un étretatais du siècle

Recueil de textes rédigés par Lucien Vallin (1902-1997)

Descendant d’une longue lignée de pêcheurs étretatais, Lucien Vallin est né au début du XXe siècle à Étretat où son père, qui navigua jusqu’en 1898, gérait l’hôtel de la Plage, situé sur l’actuel boulevard René Coty. Par la suite, ses parents dirigèrent une agence de locations saisonnières domiciliée place du Marché. Lucien Vallin travailla d’abord comme employé de commerce au Havre et fut agent d’assurances à Étretat, où il assuma aussi des fonctions d’administration du Crédit maritime d’Étretat (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2023/01/04/une-banque-mutualiste-pour-les-pecheurs-etretatais-la-breve-histoire-du-credit-maritime-detretat/) et de la Société de secours mutuels des marins d’Étretat, ainsi que des responsabilités dans le domaine associatif (Touring-Club de France, Union musicale,…). Il passa en candidat libre les diplômes qui lui permirent d’entamer une nouvelle carrière en exerçant des fonctions d’enseignement des langues étrangères à l’école privée de la Roncière, située route de Criquetot (où il rencontra, durant l’Occupation, celle qui devint son épouse), à Roncherolles (près de Bolbec), puis enfin à l’Institution Saint-Joseph du Havre. Durant les vacances scolaires il prodiguait des cours particuliers aux enfants d’estivants dans son domicile étretatais, à l’instar de son épouse. Très attaché à ses racines et à son village natal, il entreprit, durant ses longues années de retraite, des recherches généalogiques et historiques dont certaines, enrichies de souvenirs personnels, l’ont conduit à la publication d’articles dans des revues de sociétés savantes locales (Les Amis du Vieux Havre et la Société Havraise d’Études Diverses). Il fut conseiller municipal, élu sur la liste « locale » conduite par Henri Dupain. Considéré comme un dépositaire de la mémoire locale, tout comme son ami et lointain cousin Joseph Vatinel, il témoigna pour le remarquable film documentaire réalisé par France 3 en 1991, « les États d’Étretat » (https://www.youtube.com/watch?v=frdG2mA2jcU). Son portrait, sous forme d’interview, a été publié dans le n°13 de la revue l’Estretatais (mai 1984). Nous reproduisons tels quels certains des feuillets épars dans lesquels il a consigné ses souvenirs étretatais, relatés sous l’angle de l’anecdote personnelle. Ces témoignages de l’histoire minuscule trahissent parfois l’influence du style naturaliste des nouvelles de Maupassant. Passionné de littérature, Lucien Vallin est également l’auteur de poèmes et de nouvelles inspirées du grand écrivain normand ; une partie en a été publiée dans la presse locale, dont le Journal de Montivilliers. Il est décédé à Étretat en 1997, à l’âge de 95 ans.

Lucien Vallin, portrait de 1929

L’école communale

Lorsque je passai le certificat d’études, un ou deux mois avant nous avions cours le jeudi matin. Le professeur, M. Leroux[1], nous donnait du travail puis partait à son jardin et revenait vers 11 heures pour le corriger.  Un jour –nous étions une quinzaine- profitant de son absence, peut-être incités par la tache noire qui figurait l’Alsace-Lorraine sur la carte murale de la France, nous avions décidé de reconstituer la charge des cuirassés de Reichshoffen[2]. Assis deux par deux à des bureaux mobiles, nous propulsant à l’aide des pieds, soulevant la table avec nos genoux, nous parcourions la salle de classe en tous sens, brandissant nos règles en guise de sabre et hurlant : « En avant – chargez !! ». Las, soudain la porte s’ouvre au moment où la bataille arrivait à son paroxysme et le directeur apparait, une taloche par-ci, une taloche par-là, sans distinction de uhlans ou de cuirassiers. Et les cavaliers penauds de remettre leurs montures en ordre. Et la bataille se termina par un nombre respectable de lignes à faire à la maison qui nous tint à la chaîne pendant tout un après-midi ensoleillé.

L’une des punitions mineures était de rester debout derrière le tableau, face au mur. Un jour, alors que le directeur allait et venait, Tinel[3], un piquet[4], eut l’idée de faire les pieds au mur. Le professeur se retournant vit deux galoches émergeant au-dessus du tableau noir. À pas de loup, tout le monde silencieux, il s’approcha et donna une magistrale claque sur les fesses de Tinel qui perdit l’équilibre et comme le tableau était monté sur un chevalet, tous deux s’abattirent dans un vacarme assourdissant. Quelle fut la sanction ? Je l’ai oubliée.


[1] Leroux fut nommé instituteur à Étretat en décembre 1909.

[2] La bataille de Reichshoffen, le 6 août 1870 est un épisode de la guerre franco-prussienne, rendu célèbre par les charges menées à cheval par les cuirassiers français, qui étaient en forte infériorité numérique. La propagande patriotique a popularisé cette action héroïque ; en particulier, une comptine : « la bataille de Reichshoffen » a connu une grande popularité jusqu’à récemment.

[3] Peut-être Joseph Tinel, né en 1900, qui fut boucher dans la rue Notre-Dame

[4] élève puni, « mis au piquet »

L’hydravion

Pendant l’été de 1912 ou 1913, vers la fin de l’après-midi, un hydravion en difficulté amerrit dans la rade et s’approcha jusqu’au galet. Là l’aviateur demanda à la foule de porter l’appareil sur le haut de la plage sous le casino, car il ne fallait pas endommager les flotteurs. Avec quelques camarades nous portions la queue sur nos épaules. L’avion passa la nuit et repartit le lendemain dans la matinée. L’aviateur procéda aux réparations et acheta quelques litres d’huile de ricin pour le moteur.

Fêtes religieuses

Le 25 mars, célébration de l’Annonciation. Il y avait l’après-midi vêpres et procession à la chapelle avec le clergé, les Enfants de Marie et les enfants du catéchisme. Les boulangers faisaient des marionnettes, sortes de couronnes feuilletées et des chemineaux en forme de tricornes.

Le pain bénit : chaque dimanche une famille offrait le pain bénit. Le dimanche précédent le bedeau lui apportait une couronne en pâte et une brioche. Puis dans la semaine le boulanger confectionnait le pain bénit, sorte de galette briochée surmontée d’un coq et des brioches. À la grand’messe, à l’entrée du chœur après la procession le curé la bénissait et le bedeau l’emportait à la sacristie pour la découper et pendant le Credo, avec un grand panier garni d’une serviette blanche, il faisait la distribution. Les fidèles en mettaient un ou deux morceaux dans leur paroissien, puis le mangeait ou l’emportaient chez eux. Pour les gosses du catéchisme il remettait une bannette à l’instituteur libre surveillant les enfants et celui-ci faisait la distribution à l’issue de la messe. À midi le bedeau apportait aux donateurs une brioche bénite et le coq ; celui-ci était placé dans le buffet. Le bedeau naturellement recevait un pourboire. Avant de manger le pain bénit on faisait le signe de croix avec un morceau, on disait faire le « nom du Père ».

À Noël c’étaient les enfants du catéchisme qui offraient le pain bénit. Ils donnaient 2 sous. C’étaient eux qui quêtaient aux messes, portaient l’Enfant Jésus à la crèche, prenaient part à la procession. Après les vêpres ils se réunissaient à la sacristie avec le curé et le vicaire pour manger un petit morceau de brioche et boire un petit verre de vin blanc. Je pense qu’il s’agissait de vin de messe.

Souvenir de communion d’une étretataise (1er juillet 1883)

Le carnaval

Au Mardi-Gras ou à la Mi-Carême, les mousses s’habillaient avec leur ciré, leurs bottes, se cachaient le visage dans un rideau et déambulaient le soir en soufflant dans les cornes avec lesquelles les équipages se signalaient pendant la pêche au hareng[5]. Comme on faisait des crêpes ce jour-là, les mousses entraient dans les maisons, s’asseyaient, puis après un moment contrefaisaient leurs voix en demandant : « Avez-vous du « gomas » ? ». Il fallait voir leurs contorsions pour manger sans être reconnus…


[5] cette coutume trouve son équivalence contemporaine dans la fête d’Halloween, importée des pays anglo-saxons

La pêche du hareng avant la guerre de 14-18

Nota : Il existe deux versions manuscrites de ce texte, très proches l’une de l’autre ; nous les avons fusionnées. Une partie s’en retrouve dans un article rédigé à l’occasion du XVIe congrès des sociétés historiques et archéologiques de Normandie tenu à Forges-les-Eaux en septembre 1981 et publié en 1984 dans le tome XXXIII des Cahiers Léopold Delisle, p. 223-230. La lecture de ce texte pourra être utilement complétée par le témoignage d’un ancien pêcheur étretatais, Maurice Duclos, publié en novembre 2001 par l’association l’Arche dans un petit fascicule titré « La pêche au hareng à Étretat, histoire et souvenirs » et diffusé à l’occasion de la fête étretataise du hareng.

La saison commençait vers la mi-octobre et se terminait en février. D’abord, jusqu’à la mi-novembre, la pêche se pratiquait entre l’embouchure de la Somme et Veulettes, puis jusqu’à la mi-décembre entre Veulettes et Antifer, pour s’achever en baie de Seine à La Plata.
La pêche se pratiquait à bord de caïques, grands canots  d’environ 2 tonneaux, aux ¾ pontés. L’équipage comprenait 6 à 7 hommes, il était complété avec les matelots de retour des Bancs de Terre-Neuve.
La pêche avait lieu de nuit. Les bateaux partaient vers 3 heures de l’après-midi ; ils gagnaient les lieux de pêche à la tombée de la nuit, car aux jours les plus courts celle-ci survenait vers 4 heures et demie.
Les matelots arrivaient sur le perrey la boujette[6] à l’épaule avec le casse-croûte, en pantalon de gros drap bleu, chemise de lin rouge, tricot de laine bleue et vareuse de toile huilée. Ils portaient des bas de botte en grosse laine bleue montant au-dessus des genoux et des sabots. Arrivés sur le perrey ils embarquaient les sennes, filets munis de petits barils comme flotteurs que le bateau mettait à la mer, le tout dérivant selon le flux et le reflux. Ils chaussaient des bottes de cuir raide montant un peu plus haut que le genou, avec deux languettes pour les tirer plus facilement et enfilaient le ciré jaune, cotillons-culottes descendant au-dessous du genou et vareuse qu’ils capelaient. Le tout complété par des mitaines –gants d’épaisse bure blanche.
Une grande animation régnait sur le perrey au moment du départ ; on poussait les barques à la mer, plusieurs hommes s’y adossant. Comme les canots étaient lourds et la brinque[7] souvent abrupte à la bassia[8], il fallait retenir le canot à l’aide du cabestan. Un homme derrière le cabestan tenait le câble et les appels retentissaient : « Enfale ! » L’homme laissait filer le câble –« Tout bia ! » Alors il retenait. Puis quand le perrey redevenait plat les hommes adossés au canot, arcboutés, le poussaient tandis qu’un autre mettait les pans[9] sous la quille préalablement graissée avec du saindoux acheté chez le charcutier.[10]


[6] petit sac en parler normanno-picard

[7] la pente ou le talus en cauchois (?)

[8] basse mer en cauchois

[9] planche de bois épaisse

[10 cet usage était encore pratiqué à la fin du XXe s. par les propriétaires de périssoires.

Mise à l’eau d’un caïque (carte postale ancienne)

Lorsque la mer était un peu houleuse, le bateau arrêté au bord de l’eau, on attendait l’embellie –un peu de calme entre les vagues- puis à l’aide d’une grosse perche de cinq-six mètres de long terminée par une sorte de fourche, une douzaine d’hommes poussaient le navire et s’arrêtaient au bord de l’eau. Un orin[11] était mouillé et l’équipage, tirant sur le câble, éloignait le canot d’une trentaine de mètres. Si le vent ne soufflait pas il fallait ramer sur plusieurs milles. Autrement on hissait les voiles.
La nuit sur le perrey le mousse de terre veillait et quand dans l’obscurité un équipage faisait avec une lanterne le signal convenu pour chaque bateau, l’homme prenait son falot et allait dans le pays réveiller les « villeux ». C’étaient des gens qui pour quelques sous et quelques mesures de harengs aidaient à remonter les bateaux sur le perrey. Et la nuit le martèlement de leurs sabots résonnait dans les rues. Quand la pêche avait été particulièrement abondante le retour s’effectuait vers minuit, sinon il fallait attendre 6 ou 7 heures du matin.
On virait alors les bateaux. Un homme assis derrière le cabestan, le « tireur d’sous » tirait et lovait le câble au fur et à mesure que celui-ci-remontait. Il y avait dans le cabestan deux énormes barres et une corde passée sur l’épaule ; 3 ou 4 hommes tiraient celle-ci et 2 ou 3 poussaient la barre. Puis le bateau sur le perrey, on s’occupait du déchargement. On comptait les prises à la mesure et on débarquait les sennes. Des voitures de mareyeurs tirées par des chevaux arrivaient du Havre ou de Fécamp pendant la nuit et à la lueur des falots on procédait à la vente à la criée. Puis tout le monde allait se coucher pour reprendre la mer l’après-midi.


[11] cordage reliant une ancre à une bouée

Halage au cabestan, carte postale ancienne

Les marins n’étaient pas rétribués au mois ou à la semaine, mais à la part (le lot). On divisait le produit de la pêche en un certain nombre de lots (canot, appelets[12], patron, marins, mousse).
Chacun recevait sa part, les hommes possédant des  filets touchant une part sur les appets.
Chaque samedi le patron passait chez le mareyeur qui lui remettait la somme équivalent au produit de la pêche et il réunissait son équipage au café, c’est ce que l’on appelait « compter » : « tant pour toi, tant pour lui,…
Avant la saison on célébrait une messe d’équipage à la chapelle, puis il y avait un repas où l’on mangeait de la galette au beurre.


[12] filets en patois

Les scieurs de long

Avant la guerre de 1914-1918, le constructeur de bateaux[13] ne recevait pas ses planches toutes sciées. Il achetait des arbres et les débitait lui-même. Il installait sur le perré deux tréteaux de plus de 2 mètres de hauteur et dessus installait deux planches. Puis on hissait l’arbre à débiter. Il montait alors sur l’échafaudage et son aide qu’il louait pour les corvées se plaçait au-dessous. Alors à l’aide d’un passant[14] ils sciaient verticalement. Après la guerre il acheta des planches toutes préparées et installa une scie à moteur.


[13] Il s’agit probablement de Gervais Paumelle (1879-1958), dont l’atelier de construction et de réparation navales se situait sur la plage, au pied de la falaise d’Aval

[14] Le passant est l’autre nom de la scie passe-partout, longue scie possédant une poignée à chaque extrémité

L’boudiot[15]

C’était une cabane installée près du constructeur de bateaux. Il y avait à l’intérieur un foyer et une énorme marmite. On allumait le feu et on faisait bouillir du cachou[16]. Puis on trempait les sennes dans le liquide pour que l’eau de mer ne les endommageât pas.


[15] Terme de patois local désignant une construction maçonnée sur laquelle poser une lessiveuse pour faire bouillir le linge (Michèle SCHORTZ : Spécificités du parler d’Yport, 2002)

[16] Le cachou était préparé à partir du suc d’un acacia asiatique ; son utilisation en tannage des filets et des voiles était appelé cachoutage

Les laveuses

Les femmes du pays lavaient leur linge à la fontaine. Elles passaient, une pelle à la main et leur carrier de linge sur l’épaule, le carrier étant une sorte de toile à sac que l’on nouait aux quatre coins. Elles avaient également leur « tablier d’fôtaine » fait de grosse toile. À marée basse, arrivées à la source près du rocher d’aval, elles creusaient avec leur pelle un trou de forme circulaire pour atteindre la source à quelques centimètres et elles procédaient à la lessive. La falaise répercutait le bruit des battoirs. Si les mains s’affairaient, les langues ne chômaient pas. Quand le linge était rincé elles l’étendaient sur le galet à plat, maintenu par des silex pour que le vent ne l’emporte pas. Auparavant elles avaient retenu leur place d’étente à l’aide de « chiquettes ».

Laveuses au pied de la falaise d’Aval, carte postale ancienne

L’éclairage au gaz

Avant la guerre de 14-18, les rues étaient éclairées au gaz et le soir avant la nuit tombante, un employé de l’usine[17], une longue perche sur l’épaule, allait allumer les réverbères, avec sa perche ; il ouvrait la clé et introduisait ensuite son lumignon dans la lanterne. Quand le bec se trouvait trop haut, il emboitait une autre perche dans la première. Et le soir vers 10 heures il refaisait sa tournée pour éteindre la lumière.


[17] L’usine à gaz se trouvait route de Criquetot

Moyens de communication

Jusqu’en 1895 il fallait se rendre aux Ifs en voiture pour prendre le train pour Bréauté et au-delà. En cette année une ligne fut construite entre les Ifs et Étretat[18]. L’inauguration eut lieu comme il se doit en grande pompe et le village était décoré. Quelques habitants avaient édifié des arcs de triomphe. L’un d’eux, Teurquetil[19], qui avait fourni des silex d’une carrière, édifia aussi le sien. Mais quelle ne fut pas la stupeur du maire la veille de l’inauguration à la vue de l’arc sur lequel on pouvait lire : « on me doit cinq toises de cailloux ». Fureur du maire, obstination de Teurquetil. Enfin il fallut bien se résigner à lui payer ses 5 toises de cailloux et l’inscription fut enlevée.
Pour se rendre au Havre il y avait la diligence. L’hiver le plancher était couvert de feurre[20] et au départ on disposait des briques pour chauffer les pieds des voyageurs. Il y avait un arrêt au café Terreux[21] pour laisser reposer les chevaux et faire chauffer les briques. Les voyageurs descendaient prendre un café. C’était la voiture à Gallot.
Pour Fécamp il en était de même ; il fallait descendre au Fond à Pitron[22] et monter la côte à pied, quand il y avait de nombreux voyageurs.
Vers la fin du siècle dernier une automobile à vapeur remplaça la diligence du Havre jusque vers 1905 ou 1906, date à laquelle un autobus de l’époque prit la relève.[23]


[18] voir http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2023/08/01/la-belle-epoque-etretat-avant-guerre/

[19] Il s’agit probablement d’Alphonse Teurquetil (1845-1909), loueur de voitures, né à Écaquelon dans l’Eure et mort en 1909.

[20] paille

[21] sur le territoire de la commune de Cauville-sur-mer, au niveau du hameau de Buglise ; c’est encore un arrêt du bus Le Havre-Étretat

[22] lieudit de la commune de Saint-Léonard, à la hauteur de Yport, sur la route Étretat-Fécamp

[23] En 1911, l’arrivée et le départ des automobiles Étretat-Le Havre se tenait au Café Parisien, 23 route du Havre ; le trajet durait 1h30 et le billet aller-retour coûtait 5 francs. Le départ d’Étretat était fixé à 7h00 et 16 heures et le retour du Havre à 9h00 et 18h00 (source : La Brise Normande du 25 mars 1911).

Garage des messageries automobiles, route de Criquetot

Après la guerre de 14-18, un service fut organisé trois fois par semaine et deux fois par jour en été. L’arrêt était à l’hôtel de Normandie[24] et le chauffeur était Isaac[25]. Il en coûtait 20 francs.
En 1931 un service régulier entre Le Havre, Fécamp et même Dieppe fut établi. La concurrence fut acharnée (S.A.T.O.S. ou Société Auxiliaire des Transports de l’Ouest et du Sud-Ouest, C.N.A. ou Compagnie Normande d’Autobus, Isaac et Arcangioli[26]) et les prix baissèrent jusque vers 4 francs. Finalement, à l’occasion de la coordination du rail et de la route, Arcangioli obtint la ligne Fécamp-le Havre qu’il exploita seul.


[24] nom porté dans les années 1960-1980 par l’hôtel des Deux Augustins, place du Marché

[25] Peut-être un parent de Frédéric Amédée Isaac, décédé à Étretat en 1900, qui fut cocher, conducteur d’omnibus et loueur de voitures

[26] voir https://gghsm.forumpro.fr/t7682-fecamp-cars-arcangioli et http://havraisdire2.canalblog.com/archives/2021/05/30/38988063.html

L’autobus du Havre avenue Georges V, carte postale ancienne

Guilleux et caballeux

Scission de la musique en deux factions. Leguy[27] devint le chef de musique de l’une et Ch. Miquignon[28] de l’autre. Chacune ayant ses partisans qui se bombardaient d’affiches collées de nuit. L’une d’elles concernait Scavini[29], cordonnier dont on parlait des souliers (mots illisibles) -je ne sais pourquoi. Les détails de cette lutte mémorable se trouvent dans la collection du Mémorial Cauchois[30] à Fécamp. Le polémiste en était Ch. Miquignon dont la mère tenait l’épicerie Newnham[31] et dont le père était cordonnier. C’est lui qui écrivait les revues locales. Il disparut durant la guerre 14-18. Les caballeux portaient un béret bleu avec un petit fanion tricolore et les guilleux une casquette avec un galon d’or.
Chacune des musiques donnait un concert au 14 juillet, les caballeux sur la place de la Mairie et les guilleux sur la place Victor Hugo. Fait mémorable des guilleux : un voyage en Angleterre de deux jours en 1911 ou 1912.


[27] Pierre Leguy, horloger-bijoutier, natif de la Sarthe, s’installa à Étretat à l’extrême fin du XIXe siècle. Sa boutique était installée rue Alphonse Karr. Il dirigeait la fanfare de la Plage d’Étretat, dont les membres furent appelés guilleux

[28] Charles Miquignon, fils d’instituteur, travaillait à l’épicerie tenue par sa mère à l’angle de la rue Anicet-Bourgeois et de la rue Alphonse Karr ; il était aussi écrivain et poète et fut le rédacteur, à la Belle Époque, de l’Aiguille d’Étretat, publication saisonnière de la station balnéaire (Tonnetot 1962, p. 134). Homme de conviction républicaine, il tenait, au début des années 1910, une chronique étretataise dans l’hebdomadaire fécampois La Brise Normande, « journal démocratique » dont le slogan était « Tout pour le travail, tout pour le travailleur » et qui polémiquait épisodiquement avec l’Écho d’Étretat, journal clérical. Une courte biographie lui a été consacrée par Georges Normandy dans une Anthologie des écrivains morts à la guerre 1914-1918 publiée en 1924. Il dirigeait la fanfare des Enfants d’Étretat, farouchement laïque, contrairement à sa rivale, accusée de cléricalisme. Voir http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2023/08/01/la-belle-epoque-etretat-avant-guerre/

[29] Un des fils de Jean Baptiste Pascal Scavini, cordonnier, natif de Ravenne en Italie, qui s’était  installé à Étretat où il épousa une Vallin en 1866. Grâce à la fondation d’une succursale parisienne, Scavini devint une firme qui connut un certain succès (http://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2020/12/21/maisons-de-confiance-familles-de-commercants-et-artisans/)

[30] Journal bi-hebdomadaire créé en 1878, publié à Fécamp jusqu’en 1945 et classé plutôt à droite

[31] Le couple Newnham tenait, dans les années 1970, la supérette ayant remplacé l’épicerie Miquignon ; c’est aujourd’hui le restaurant le Bel Ami

Fanfare place de la Mairie, carte postale ancienne

Le buste d’Alphonse Karr

La municipalité Flory-François Jeanne[32] décida d’élever un buste à Alphonse Karr[33]. Il fut érigé sur la terrasse en face de la Coquille Normande[34]. Le buste était en terre que l’on avait vernie et le socle en bois peint en faux-marbre[35]. Devait-il être remplacé plus tard ? Manque de crédit ?
L’inauguration eut lieu en grande pompe devant un sous-secrétaire d’état qui devait périr dans l’accident de chemin de fer de Lagny avant la Deuxième Guerre[36]. Nous les enfants des écoles étions avec nos instituteurs, un petit drapeau à la main sur la place de la Mairie. Lorsque le ministre parut nous devions crier : « Vive M. le Ministre » ; quelques-uns, déjà contestataires, criaient, pas trop fort : « Vive l’videux de pots de chambre de M. le Ministre ».
La cérémonie se termina par un banquet à la salle des fêtes et selon un journal, quand on servit le champagne, les serveurs, pour l’empêcher de se répandre, mettaient le pouce dans le goulot.


[32] Georges Flory, maire d’Étretat de 1904 à 1919 puis de 1925 à 1929, était une figure importante du parti républicain local, tout comme son adjoint François Jeanne, farouche défenseur de la laïcité

[33] En juillet 1912 ; voir le passage consacré à l’évènement par Raymond Lindon, ancien maire d’Étretat,  dans son ouvrage  Étretat, son histoire, ses légendes, paru aux éditions de Minuit en 1963 (p. 115-116).

[34] Aujourd’hui restaurant du Perrey et hôtel du Rayon vert

[35] Ce buste, en fait réalisé en plâtre, fut par la suite exposé dans la salle des mariages de la mairie

[36] Il s’agit de Paul Morel, mort le 23 décembre 1933

Une équipée

Peu après la Première Guerre Mondiale il y avait sur la place (du Marché) des cabanes de bois où l’on vendait des légumes et des fruits. Une fermière des environs qui avait épousé « un homme de pleume », un commis du Havre, était fière de son mari. « Il est instruit ! » Celui-ci, pendant la saison errait sur le marché, n’ayant rien d’autre à faire que les écritures, sa femme s’occupant du commerce. Une après-midi les gendarmes recherchaient deux individus, pour escroquerie sans doute. Ceux-ci logeaient à l’hôtel de Normandie. Mais quand les gendarmes arrivèrent, les deux hommes étaient partis sans payer. Comme on avait signalé leur présence dans les environs des Ifs, un chauffeur de taxi stationnant sur la place se mit à leur poursuite et notre marchand de légumes l’accompagna. Je ne me souviens plus s’il y avait un 3e larron. Ils partirent vers le soir. Ils durent revenir au petit matin bredouilles et pour cause. Ils avaient dû faire maintes stations dans les cafés. À cause des libations notre marchand de légumes se coucha dans la cabane. Mais comme le commerce avait repris, sa femme attentionnée –à cette époque il y avait des femmes pour qui le mari était un seigneur- l’avait recouvert d’une vielle couverture de cheval et les chalands apercevaient dans un coin une vague forme humaine qui dormait du sommeil du juste. Je crois qu’on n’a jamais retrouvé les escrocs.

Le marché avant la construction des Halles, carte postale ancienne

Le prie-dieu

Un chauffeur de taxi, lorsqu’il stationnait, lisait son journal sur un prie-dieu devant sa voiture. Il lui servait également à retenir sa place pendant son absence. Un jour, des clients montent dans le taxi. Le chauffeur plie son journal, ôte ses lunettes, ferme la portière et démarre, oubliant son siège devant la voiture qui le poussait. Un passant fait signe, le chauffeur s’arrête, enlève le siège qui dans l’aventure avait perdu son dossier et dorénavant on vit le bonhomme lisant son journal sur un tabouret.

Lucien Vallin pendant son service militaire en 1922

L’Occupation

13 juin 1940. Entrée des Allemands vers midi. D’abord des éclaireurs se dirigent vers la plage et rue Anicet-Bourgeois tirent une rafale. Toutes les maisons sont réquisitionnées. La Kommandantur s’installe d’abord à l’Hôtel des Roches Blanches[37] puis plus tard à l’hôtel Welcome[38]. L’état-major du bataillon siège à la villa Les Pelouses[39]. À la nuit tombante la patrouille armée et casquée parcourt les rues et fait éteindre les lumières : « Licht aus oben ! ».


[37] Hôtel d’architecture anglo-normande, situé sur le perrey et détruit durant la guerre

[38] Situé 10 avenue de Verdun, aujourd’hui hôtel La Villa 10

[39] Villa située entre la route du Havre et la rue Jean-Baptiste Cochin, appartenant à la famille Lindon

Ancien hôtel Welcome, avenue de Verdun, janvier 2024

À la fin août 1944 une flottille tente de quitter Le Havre. Vers minuit elle est interceptée par des navires anglais. Une batterie installée à Beaurepaire tire et les Anglais ripostent. Je me mets à la fenêtre. Le spectacle était magnifique. On voyait les obus traçants passer au-dessus du pays. Des gens dans la rue se hâtaient vers les abris. Le lendemain matin les Allemands ont réquisitionné des pêcheurs pour aller chercher les survivants de deux vedettes échouées vers la porte d’Amont. L’un d’eux, un Polonais, se cacha et vécut près d’une semaine jusqu’à l’arrivée des Anglais, à la villa Louise[40], ravitaillé par le garde-champêtre. J’eus l’occasion de lui parler lors de la Libération. « Ich habe das Schwein gehabt[41] » me dit-il.


[40] Villa située à l’angle des rues Martin Vatinel et Benoît Vallin, aujourd’hui villa Saint Marc

[41] J’ai eu de la veine (littéralement : j’ai eu le cochon)

En janvier 1944, tous les hommes de 18 à 60 ans furent requis pour des travaux de terrassement. Nous devions nous rendre dans les Haules où les équipes étaient formées. Un jour nous fûmes envoyés vers la gare, une dizaine, pour charger deux bacs sur deux charrettes pour le golf. Comme nous n’étions pas surveillés, nous allions lentement. En arrivant à l’église, l’un de nous suggéra d’y entrer. Jamais touristes n’ont visité le monument avec tant de minutie. Enfin il fallut sortir et après avoir arpenté le cimetière nous étions à la gare. Palabres sur la manière de faire fonctionner la grue, pendant que l’un cueillait de l’herbe pour ses lapins. Pendant ce temps nous entendons des avions dans le lointain. Tout le monde dévale le talus, même les sentinelles. Enfin après maintes péripéties l’un des bacs fut chargé et le fermier partit. Au moment de charger le second, l’un regarde sa montre : onze heures et demie. « Nous n’avons pas le temps » dit l’un et il ajoute que le fermier pouvait partir. Nous sommes rentrés chez nous et l’après-midi sommes allés à la paye. Un an après la libération le bac était toujours à la gare.

La gare d’Étretat, carte postale des années 1950

Le tortillard

À la fin de 1943, pour économiser l’essence, les Allemands avaient construit un chemin de fer à voie étroite qui, partant de la gare, traversait le jardin du Petit Val, la route de Fécamp, suivait la rue Isabey, franchissait la maison du jardinier des Pelouses dont on avait démoli le centre, passait dans le parc, franchissait la route du Havre, puis la longeait dans les prés, contournait Le Tilleul et arrivait au phare d’Antifer. Là ils construisaient des blockhaus et c’est pour acheminer le matériel que la voie avait été tracée. Sur la route de Fécamp et sur la route du Havre, un civil avec un drapeau rouge montait la garde près d’une cabane. Il devait arrêter les véhicules lorsque le train franchissait la route. L’un d’eux était « Poléon »[42]. Le train partait donc chargé – c’étaient des wagonnets derrière une petite locomotive que pilotait un civil. Comme il habitait rue Isabey et que la voie était construite sur une sorte de viaduc en bois, donc surélevée, le chauffeur jetait une briquette dans sa cour, ce qui était apprécié de sa femme à cause de la pénurie de charbon. D’autre part, la voie ayant été construite très rapidement et les courbes n’étant pas toujours bien calculées, il était fréquent (que le train se renversât ?). La suite du texte est manquante.


[42] La plupart des habitants d’Étretat étaient affublés d’un surnom, parfois héréditaire

Abri allemand de type tobrouk au lieudit Valaine, mai 2016

Les pioches

En 1944, les hommes de 18 à 60 ans ayant été requis, je me trouvais dans une équipe travaillant au Donjon[43]. Il s’agissait de creuser un abri qui devait être bétonné. Nous avions travaillé du jeudi au samedi et nous n’avions atteint qu’une profondeur de 30 cm environ. L’autre équipe avait travaillé du lundi au mercredi et s’était enfouie de plus d’1,50 m. Nous avons trouvé qu’ils gâchaient vraiment le métier. Pendant que nous creusions l’un de nous était spécialisé « casseur de manches de pioches ». Aussi de temps en temps il cassait l’une de nos pioches. Alors l’heureux bénéficiaire descendait à l’atelier où il y avait du feu et attendait que la pioche soit réparée. S’il était plus de 10 heures ½ il rentrait chez lui. Donc nous creusions sans grand courage. Un jeune lieutenant allemand arriva pour inspecter les travaux. Les autres me dirent : « Explique lui que c’est dur, qu’on ne peut pas avancer ». Et pour illustrer l’explication, Le Bihan choisit une roche, piocha et d’un grand effort… cassa le manche. Alors le lieutenant convaincu me dit de leur traduire qu’une équipe du Génie viendrait le lendemain faire sauter les roches et me tendit son étui à cigarettes pour le faire circuler parmi l’équipe.


[43] Villa construite chemin de Saint-Clair en 1862 dans le style pseudo-médiéval par un journaliste parisien, Zacharie Dollingen. C’est aujourd’hui un hôtel haut de gamme.

Le Donjon sur les hauteurs d’Étretat, carte postale ancienne

Le louchet

Un matin, alors que nous allions travailler au Donjon, l’un de nous au magasin d’outils prit une pioche et une pelle bêche. Nous montions la côte de Fécamp, la sentinelle allemande avec un fusil marchait devant nous. En passant devant une propriété l’homme à la pelle lança son outil par-dessus la grille, expliquant : « le louchet me servira pour mon jardin. En descendant à midi, comme je scie du bois pour ces gens-là, je reprendrai la pelle. » La sentinelle n’avait rien vu. L’après-midi l’un de nous questionna : « Et ton louchet ? –Ben le propriétaire l’a trouvé dans son jardin dans la matinée. Il a eu peur d’avoir des ennuis et il l’a porté à la Kommandantur en face ».

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