L’exposition consacrée par le Musée d’Orsay à Gustave Caillebotte, 130 ans après la mort de l’artiste et 30 ans après la première rétrospective qui lui fut dédiée, vient consacrer la reconnaissance de ce peintre qui fut longtemps ignoré par l’intelligentsia, et par l’opinion publique à sa suite, qui ne sauvait du XIXe siècle que les cadors patentés de l’impressionnisme -courant auquel Caillebotte s’était pourtant lié- toute autre forme d’expression de cette époque étant facilement qualifiée de peinture académique, quand ce n’est pas d’art pompier.
Il faut dire que Gustave Caillebotte, né à Paris en 1848, ne bénéficie pas, pour séduire les foules, de la biographie excitante d’un Vincent Van Gogh, d’un Toulouse-Lautrec ou même d’un Claude Monet. Riche héritier d’un homme d’affaires profiteur de guerre, Caillebotte put consacrer sa confortable fortune à la collection d’œuvres d’art et au mécénat en faveur de ses amis impressionnistes, rôle dans lequel il fut longtemps cantonné avec une certaine condescendance, et ce malgré l’hommage rendu à son talent par certains de ses contemporains, comme Joris-Karl Huysmans. Il eut aussi le tort de se consacrer à d’autres passions que la peinture, comme l’horticulture, les sports nautiques et même la philatélie, ce qui suffit à le reléguer au rang de peintre amateur.
Ce qui lui vaut aujourd’hui la réhabilitation, après celle de la peinture symboliste (en 2018) et de Gustave Moreau (en 2023), c’est certains aspects de son œuvre considérés comme modernes. Son tableau le plus fameux, Les raboteurs de parquet, en est une parfaite illustration : le sujet, trivial, est traité de manière hyperréaliste et en grand format. L’artiste expose sans fard ni fioriture la gestuelle prise sur le vif de travailleurs ordinaires, dans un environnement urbain entr’aperçu à l’arrière-plan et qu’il montre ailleurs dans sa familiarité hypnotique, comme dans ses vues parisiennes du Pont de l’Europe ou de la Place de Dublin, décors de la comédie humaine que ses sujets contemplent, dans plusieurs autres tableaux, depuis leur balcon.
C’est sans doute ce style naturaliste et cette observation attentive des gens du peuple autant que des bourgeois qui rapprochent Caillebotte de Maupassant, écrivain avec lequel il partage des origines normandes. Dans un ouvrage intitulé « Maupassant et l’univers de Caillebotte » Dominique Bussillet, à juste titre, souligne les ressemblances entre les personnages -hommes et femmes- désabusés peints par Caillebotte et ceux qui animent les romans de Maupassant.
Les deux artistes partagent aussi une grande passion, celle du canotage, activité physique virile qu’ils pratiquaient sur la Seine et qui prend une grande place dans l’œuvre respective de ces deux sportsmen. Comme Maupassant, Caillebotte possédait son propre yacht, qu’il concevait d’ailleurs lui-même. C’est la participation à des régates qui attira Caillebotte, vice-président du Cercle de la Voile de Paris depuis 1880, sur la côte normande. Celle-ci lui fournit en même temps le sujet de nombreuses œuvres, particulièrement dans la région de la Côte Fleurie : Villers-sur-mer, Trouville et Honfleur en particulier. Il serait venu pour la première fois sur le littoral normand en 1879, au Havre, avant d’y retourner chaque année entre 1880 et 1884.
L’exposition proposée par le Musée d’Orsay jusqu’au 19 janvier 2025 nous donne à voir trois œuvres représentant le « Père Magloire », datées de 1884 et qui auraient été peintes lors du séjour du peintre à Étretat. Sur l’une d’entre elles (« Le Père Magloire sur la route entre Saint-Clair et Étretat », dite aussi « Homme en blouse »), prêtée par le Petit Palais de Genève, un homme du peuple, en blouse bleue, casquette et sabots, monte un raidillon encaissé qui a été identifié comme étant le chemin de Saint-Clair, l’ancienne route menant d’Étretat à Bordeaux-Saint-Clair ; le toit de villas cossues se dessine sur le coteau dominant la baie. Cependant la proximité de la mer, visible en arrière-plan, et la hauteur du talus côté droit peuvent suggérer qu’il s’agit plutôt de la Côte du Mont (rue Jules Gerbeau actuelle). Sur une deuxième toile, provenant d’une collection particulière et constituant visiblement le contre-champ de la précédente (dont elle partage le titre), le site est peu reconnaissable en raison d’un cadrage plus serré ; en tout cas, il ne coïncide pas avec un point de vue réaliste d’un quelconque lieu étretatais (même dans un état ancien). La scène n’a peut-être pas été peinte sur le motif ? Enfin le troisième tableau (« Le Père Magloire allongé dans un bois ») offre un décor de sous-bois qui ne peut être identifié. Bien que cette dernière peinture ait été occasionnellement titrée par erreur « Claude Monet faisant la sieste » (probablement à cause de la corpulence du sujet !), il s’agit bien du même Magloire qui ne serait autre que Magloire Léon Raulin, né à Étretat en 1840 d’un père qui était natif de La Poterie et qui s’était établi à Étretat comme domestique, concierge puis jardinier. Magloire fut à son tour un jardinier, qu’on qualifierait aujourd’hui de paysager -il aurait dessiné le jardin jouxtant jadis l’ancien Hôtel de la Plage- et Caillebotte, passionné d’horticulture, a pu trouver en lui un interlocuteur pertinent. Selon l’historienne de l’art Marie Berhaut, spécialiste de Caillebotte, Raulin aurait été un camarade de confirmation de Guy de Maupassant ; c’est peu vraisemblable car il était de dix ans l’aîné de l’écrivain. Mais c’est une belle anecdote, qui permet de réunir les trois protagonistes de ce triangle normand…
Pour en savoir plus
- https://www.musee-orsay.fr/fr/agenda/dossiers/autour-de-caillebotte-peindre-les-hommes
- http://www.gustave-caillebotte.fr/ (catalogue illustré des œuvres de Gustave Caillebotte)
- https://www.maisoncaillebotte.fr/ (site de la Maison de Gustave Caillebotte à Yerres)
- Marie BERHAUT : Caillebotte : sa vie, son œuvre. Bibliothèque des arts, 1978.
- Dominique BUSSILLET : Maupassant et l’univers de Caillebotte. Éditions Cahiers du Temps, Cabourg, 2010, 112 pages.
- Bruno DELARUE : Les peintres à Étretat, 1786-1940. Édition Bruno Delarue, 2005, 272 pages.
- Allan SCOTT, Gloria GROOM et Paul PERRIN : Caillebotte, peindre les hommes (catalogue officiel d’exposition), éditions Hazan, 2024, 256 pages.