Mars attaque !

Le jeu de mots était tentant, il n’est pas totalement gratuit. Dans un album illustré dû à la plume de Maurice Bonvoisin, dit Mars, l’auteur se livre -peut-être inconsciemment- à une véritable satire sociale à travers le contraste entre deux mondes très opposés sur le plan tant économique que culturel.

Portrait de Mars dans l’Album Mariani (www.gallica.bnf.fr)

Dans la grande lignée des dessinateurs caricaturistes


Autoportrait de l’artiste au travail ; dans la légende, la femme exhorte le dessinateur : « – Tâche de pondre quelque chose de propre, au moins, pour l’album d’Ernestine ; tout le monde gobe que tu improvises sans douleur ! » ; Ernestine Aubourg, dite « la Belle Ernestine » tenait une auberge à Saint-Jouin que fréquenta, entre 1870 et la Première Guerre mondiale, le Tout-Paris artistique et littéraire ; chaque célébrité y laissait la trace de son passage ; l’inquiétant chaos de rochers à l’arrière-plan évoque la Trombe de Courbet (https://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2021/11/07/tempetes-et-naufrages-a-propos-dune-exposition/)

Maurice Bonvoisin est né le 26 mai 1849 à Verviers, près de Liège dans la jeune Belgique, au sein d’une famille d’industriels du textile. Progressivement, il abandonne l’entreprise familiale pour se consacrer entièrement au dessin. Il adopte le pseudonyme de Mars, sans doute en référence au dieu romain de la guerre dont il possédait une statuette sur son bureau. Ses contemporains ont vu en lui un successeur de Gavarni (1804-1866) -dont le talent avait été tant vanté par les frères Goncourt dans leur Journal et décrié par Baudelaire- de Cham (1818-1879) ou de Daumier (1808-1879). La santé florissante de la presse au XIXe s. explique l’essor remarquable du dessin de presse et de la caricature, dont on perçoit déjà clairement la portée politique.  Mars voit ses premiers dessins publiés dans le Journal amusant en 1872, alors qu’il n’a que 23 ans, et dans Le Charivari (célèbre journal satirique fondé en 1832) en 1873. Il s’installe à Paris en 1881. Dans Le Monde illustré, il publie les caricatures d’hommes politiques contemporains. Il aime voyager à travers l’Europe et l’Afrique du Nord et rapporte de ses périples des dessins qu’il réunit en albums. Il collabore aussi avec des journaux anglais et connait une grande popularité en Angleterre, en particulier grâce à ses dessins d’enfants.

Au Parc du Grand-Val
Le paradis des enfants ; des fleurs parmi les fleurs !
Bal d’enfants au Casino
La joie des petits, la tranquillité des grands ! Tandis que les uns sautent eux-mêmes, les autres font sauter… les petits-chevaux !

La société des stations balnéaires

Visiblement intéressé par la plastique féminine, Mars a consacré plusieurs de ses albums aux stations balnéaires françaises et étrangères : Ostende (1885), les plages de Bretagne et Jersey (1888), Sable et galet, plages normandes et plages du Nord (1892), Boulogne-sur-mer (1900), Biarritz (1905), Monte Carlo et la Riviera (1908), et bien sûr Étretat. Mais s’il est très sensible aux femmes, qu’il dessine de façon très sensuelle, presque érotique, il se plait aussi à dessiner les autochtones et les enfants, de manière souvent plus naturaliste.

Les dessins sont tous légendés : de commentaires humoristiques rédigés dans un langage familier, de vers de mirliton ou de fragments de dialogues pris sur le vif, au diapason des scènes qu’ils accompagnent. L’album sur Étretat, édité par la Société Française d’édition d’art et paru en 1904, est aussi agrémenté d’un texte assez riche dans lequel l’auteur livre ses impressions personnelles. Imprimé à l’italienne, au format 18 x 27 cm, il compte 52 pages.

Le décor est principalement celui de la plage. La falaise d’Aval est visible sur 6 dessins (sur 58 au total). On remarque que le fort de Fréfossé, construit en 1890 et détruit en 1911, est bien présent sur le sommet de l’escarpement. Les caïques sont encore nombreux sur le galet. Les cabestans et les caloges (dont l’auteur regrette que le pittoresque toit de chaume ait été remplacé par de vulgaires toitures de planches noircies au goudron) sont présents dans plusieurs scènes. La falaise d’Amont est représentée 5 fois ; on y aperçoit parfois l’ancienne chapelle et quelques villas esquissées sur ses pentes, qui attestent la finesse de l’observation de l’artiste et le réalisme de ses images. Un dessin représente la descente vers le Chaudron depuis la grotte traversant la falaise. La Manneporte est présente sur une seule illustration. Les environs d’Étretat font l’objet de quelques dessins (la falaise à Saint-Jouin, une ferme-manoir, la jetée d’Yport). Mais le focus est le plus souvent mis sur les personnages.

Des mondes à la fois proches et lointains

On se côtoie…

Après avoir vanté la beauté du site d’Étretat et la salubrité de ses eaux, l’auteur insiste sur la proximité physique des estivants et de la population locale, ce qu’on appellerait de nos jours la mixité sociale.

« (…) il est peu de stations balnéaires où les « clients de saison » soient mêlés d’aussi près à l’existence active de la population maritime.
Partout ailleurs -ou presque- la « plage » se trouve à une distance respectueuse du « port », au point que les éléments locaux et étrangers semblent séparés par une ou plusieurs de ces barrières presque infranchissables, celles de la distance d’abord, et celle des préjugés qui, nécessairement, en découlent. A Étretat, rien de semblable, heureusement ! A toute heure du jour les « baigneurs » -les Parisiens, comme ils se plaisent à dire le long des côtes- se trouvent en contact avec les « bourgeois de la mer », ces braves gens à tous crins qui la connaissent si bien, la « tutoyent » depuis l’enfance, leur grand’mère nourricière salée, et s’appliquent, inconsciemment, à la faire chérir de tous ceux qui ont l’esprit et le cœur de vouloir entrer par leur intermédiaire en relation avec Elle !
Contrairement à ce que l’on observe en pas mal d’endroits, le marin d’Étretat -loup de mer, c’est certain- n’est point un ours ou un de ces mollusques recroquevillés dans leur bêtasse isolement, et que l’on ignore radicalement après trois mois de séjour (…).
Non, les braves gens que l’on coudoie ici sur le galet, du matin au soir, constituent, pour quiconque est avide de pittoresque, certainement une des attractions primordiales de la captivante station.
 »


Étoile et directeur, en tournée
– Dis donc, mon petit, la salle de bain est longue à se remplir !
– Pas de bile, va : nous ferons plus que le maximum !
Flirt intensif
– Répèteriez-vous à mon père toutes les choses aimables que vous venez de me dire ?
– Mais, mademoiselle…
– Parce que, vous savez, papa rapplique samedi par le train des maris !
Remailleur de filets
– Mon ami, ce que vous faites, est-ce du point à l’aiguille ?
– J’sais pas trop, m’am’ ; mais ce que je sais ben, c’est qu’ça bouche les trous !

Les illustrations montrent cet entremêlement, soit par l’alternance, dans la composition de l’album, des scènes de baignade ou de loisir et des scènes de travail des pêcheurs, soit par des compositions où les unes apparaissent en premier-plan et les autres en arrière-plan. L’excursion guidée sur les falaises, la vente du poisson au retour de pêche, la promenade côtière en barque et surtout la baignade sous la surveillance du maître baigneur sont les principaux moments d’interaction entre les deux mondes.

« Le groupement des baigneurs autour de la barque de surveillance et des tremplins, sous le regard tout proche des spectateurs étagés sur le galet en des attitudes pittoresques, élégantes ou bon enfant, donne à cette réunion aquatique, aux heures consacrées, un cachet d’intimité, une belle humeur communicative qui en font un régal pour tout le monde. Beaucoup s’accoudent sur les balustrades de la terrasse du Casino ou de la Digue, et contemplent de là le spectacle le plus vivant et le plus aimable qui se puisse rêver.
Les cabines, pimpantes et confortables, s’alignent tout en haut de la grève, contre les terrasses, et des petits chemins de planches, disposées sur le galet, conduisent les baigneurs jusqu’au flot. Les célèbres tremplins, juchés sur de hautes roues, sont maintenus par les manœuvres des cabestans à la hauteur d’immersion requise, selon la marée et l’état de la mer.
 »


L’heure du bain ! C’est l’heure aimable
Pour le crayonneur attentif,
L’heure où triomphe l’objectif,
A l’affût du geste adorable !
L’un et l’autre, en galante humeur,
Guettent les fines silhouettes,
Se piquant de mettre en honneur
Tous les contours les plus chouettes !

La description des scènes de baignade est l’occasion de se livrer à une typologie du baigneur, en s’attardant, bien entendu, sur les naïades : du nanan pour le public masculin émoustillé ! Les jeunes femmes en tenue de bain sont tout en courbes, fessier proéminent à la Kardashian (ou à la Gibson Girl[1] pour éviter l’anachronisme) et poitrine avantageuse, tandis que leur taille est invraisemblablement resserrée, même si l’on tient compte de l’usage du corset. Rayonnantes d’aisance et certaines de leur pouvoir d’attraction, elles tiennent la vedette ; elles apparaissent dans 24 dessins. Les maris et les pères sont traités de façon nettement moins flatteuse : leur maintien empesé et leur physique plutôt ingrat s’inscrivent en contrepoint de leurs compagnes. Les pêcheurs sont en revanche mieux traités et leur portrait est presque photographique ; certaines scènes de travail, comme le halage au cabestan ou la vente du poisson, ne sont pas sans rappeler certaines cartes postales de la même époque.

[1] La Gibson Girl est une représentation de l’idéal féminin, née en 1887 sous la plume du dessinateur états-unien Charles Dana Gibson (1867-1944)

L’habillement souligne le contraste entre la population autochtone, chaudement vêtue, et les baigneurs et baigneuses nettement plus dénudé(e)s ; le costume de bain, particulièrement féminin, montre une certaine diversité mais il est souvent moulant, les bras sont nus et les jambes sont dévoilées au-dessus du genou, ce qui paraît audacieux si l’on considère les convenances de l’époque (Mongin et Vallée, 2021), à moins que Mars n’ait choisi, par gourmandise, de forcer le trait… Le port de la charlotte voire du chapeau n’est pas systématique mais il nous semble aujourd’hui délicieusement désuet. Les dessins de Mars offrent l’impression d’une liberté féminine assez inattendue.



Sur la falaise d’amont
– Moi, Célestin, ces grands spectacles de la nature me donnent une soif de poésie !…
– Ben ! moi, j’aimerais autant un bock !…

… mais dans certaines limites

En revanche la terrasse du Casino, son théâtre et son café-restaurant, ainsi que le Tennis Club sont des lieux où se pratique un strict entre-soi, malgré l’atmosphère de décontraction qui y règne. La mer apparait donc comme le seul véritable espace commun aux différentes classes sociales, tandis que se dessine, sur la terre ferme, une géographie sociale différenciée.

« Le bourg même a su conserver, heureusement, la majeure partie de ses frustes aspects d’autrefois, mais ils sont innombrables, les chalets délicieusement construits et encadrés qui ont pris place, pour la plus grande joie des regards, le long de merveilleuses petites avenues, toutes plus séduisantes les unes que les autres ! Et c’est un contraste dont on ne se lasse point que de passer ainsi, à tout bout de champ, des charmes d’autrefois aux charmes d’aujourd’hui. »

Cette carte postale, prise du même point de vue que l’image précédente, atteste le réalisme des dessins de Mars

Le Casino, le Tennis Club, l’Hôtel Hauville, le Grand Hôtel des Roches Blanches apparaissent, sous forme de bandeaux publicitaires, aux côtés de la Compagnie des Messageries Automobiles Le Havre-Étretat et de diverses sociétés commerciales et établissements hôteliers français, dans les 12 dernières pages de l’ouvrage. C’est par ce moyen que Mars finançait la publication de ses albums. Celui-ci était vendu au prix de 1,25 franc (le prix anglais est précisé pour la clientèle britannique : 1 shilling). L’équivalent actuel serait d’environ 4 euros.

Aussi instructif qu’un reportage, Étretat-Album nous montre, sous l’aspect attrayant d’un ouvrage de distraction, l’ordre social qui structurait la société étretataise tout au long de la Belle Époque (https://www.etretat.carnetsdepolycarpe.com/2023/08/01/la-belle-epoque-etretat-avant-guerre/)


Maurice Bonvoisin est mort en 1912 à Menton, d’une chute causée par le cabrement d’un cheval. Il est enterré au cimetière du Père-Lachaise.

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