Les cabestans d’Etretat

Un cabestan, qu’est-ce ?

Les cabestans, comme les caloges, font partie de l’image touristique d’Etretat. Assemblages de pièces de bois noircies de goudron, ils se tiennent discrètement un peu à l’écart de la digue promenade, dans le secteur autrefois consacré à la pêche, non loin de la falaise d’Aval. C’est là que venaient s’échouer les doris et les caïques, embarcations traditionnelles en bois au bordage à clin (lourdes et massives par rapport aux barques actuelles en matériaux composites ou en aluminium) qu’il fallait hisser en haut du cordon de galets pour les mettre au sec, à l’abri de la marée.

La définition du cabestan, donnée par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) est la suivante : « Treuil à axe vertical autour duquel s’enroule un câble servant à tirer un fardeau » (https://www.cnrtl.fr/definition/cabestan). Dans le cas du cabestan manuel, mû par la seule énergie humaine, de longs leviers en bois amovibles (appelés anspects) étaient insérés dans des alvéoles de l’axe vertical afin de démultiplier l’effort, permettant ainsi à un petit groupe d’individus unissant leurs efforts d’enrouler autour de l’axe du treuil l’aussière (cordage d’amarrage) fixée à l’avant du bateau et de déplacer ainsi les 230 kg d’un doris ou –pire- les 10 tonnes d’une caïque. Les cabestans étaient solidement fixés sur le perré, à l’abri des plus hautes marées. Sur le galet, on glissait sous la quille de l’embarcation en mouvement des planchettes de bois suiffé (les pans) au fur et à mesure de sa remontée.

Le système du cabestan était aussi utilisé dans la marine à voile pour des manœuvres nécessitant une énergie importante, comme hisser les vergues ou remonter les ancres.

« Aussitôt qu’une barque paraît en rade, arrivant de la mer, des coups de conque, semblables à ceux que font entendre les insulaires de l’Océanie, indiquent le nom du bateau au mousse de terre qui court crier aux femmes de l’équipage de venir en hâte virer au cabestan. Etretat, n’ayant pas de port creusé, est parfois obligé, pour tenir ses barques à l’abri de la mer et des coups de vent, de les hisser, à force de bras, jusqu’au niveau des premières maisons. Presque toujours ce sont les femmes qui font ce travail, qui est énorme. » (Cochet, 1869)

Dessin de cabestan, in « Etretat, son passé, son présent, son avenir » par l’abbé Cochet , 1869

On peut trouver une analogie du geste de halage au cabestan dans l’utilisation de certaines presses à vis destinées à l’extraction du jus de pommes en Pays de Caux, où la vis insérée sur un axe vertical au centre de la cage contenant les pommes broyées est serrée au moyen d’une barre exerçant la fonction d’un levier.

Pressoir à cidre cauchois

Le cabestan, créateur de lien social

Cabestans sur la plage d’Yport (Musée des Pêcheries de Fécamp)

L’utilisation du cabestan pour hisser les plus grosses embarcations telles que les caïques nécessitait la coopération d’une dizaine à une quinzaine de personnes, ce qui supposait une entraide mutuelle. Les femmes et les enfants étaient mis à contribution. On peut supposer que ces actions, comme les manœuvres effectuées en mer, étaient accompagnées de chants destinés à coordonner et à rythmer l’effort. Les vues anciennes montrent que deux anspects, longs d’environ 4 mètres, étaient utilisés, disposés perpendiculairement l’un à l’autre ; le travail était réparti entre deux groupes : les haleurs, qui tiraient l’anspect au moyens de cordages et ceux qui le poussaient. L’exécution de la manœuvre, qui pouvait s’avérer dangereuse, était commandée par un homme assis à l’arrière du cabestan et qui veillait au bon enroulement de l’aussière sur la bobine de l’axe vertical, comme on peut le voir sur la vue ci-dessous.

Manœuvre au cabestan au début du XXe s.

Le cabestan, un marqueur de prospérité ?

Un plan du 19 septembre 1807 fournit les « noms et prenoms des propriétaires des cabestans du port d’Etretat ». C’est un document précieux, qui nous renseigne à la fois sur les familles peuplant alors le village, mais aussi sur l’organisation sociale de cette communauté vivant essentiellement des ressources de la mer.

Détail du plan des cabestans d’Etretat daté du 19 septembre 1807 (Archives Départementales de Seine-Mariitme, 4S 26)

Quarante-et-un cabestans sont localisés sur le plan, entre l’emplacement des anciennes batteries « de gauche » et « du centre » défendant la rade durant cette période, marquée par les guerres napoléoniennes et la menace de l’adversaire anglais. C’est un chiffre important et on peut constater la densité de ces installations sur le perré. Vingt-huit propriétaires en tout sont énumérés, certains possédant deux cabestans ; d’autres sont partagés par deux personnes. Trois femmes figurent dans la liste, mais ce sont toutes des veuves, ayant vraisemblablement hérité leur droit de propriété de leur époux.

« Noms et prénoms des propriétaires des cabestans du port d’Etretat » liste figurant sur le plan du 19 septembre 1807. Nous avons ajouté des commentaires dans la colonne de droite. La répartition respecte les alliances familiales.

Des recherches dans les registres paroissiaux et les registres d’état-civil nous ont  permis d’identifier la plupart des individus cités, hormis deux ou trois personnes pour lesquels un doute subsiste en raison des fréquentes homonymies de l’époque.

  • Pierre (Charles) MARTIN (1758-1830) est un marin originaire d’Ingouville, âgé de 49 ans, qui a épousé en 1783 Geneviève, Rose DALIBERT, la fille d’un cabaretier étretatais. Jean-Baptiste DALIBERT (1773-1844) est son beau-frère ; il a alors 34 ans. Lors du recensement étretatais de 1841, il demeure « chemin du Presbytère à Criquetot » avec sa femme, une de leur filles, un de leurs fils, leur-belle-fille et leur petit-fils.
  • Michel (Thomas) GUERRAND (1745-1828) est un maître de bateau de 62 ans, né à Vattetot-sur-mer. Son fils (Guillaume) Michel GUERRAND, 38 ans, est né à Criquebeuf. Lors du recensement étretatais de 1841, il demeure « chemin du Rivage » avec sa deuxième épouse.
  • Charles MAILLARD (1755-1815), né à Etretat, est maître de bateau ; il a 51 ans ; c’est le beau-frère par alliance de (Jean) Charles VALLIN (1763-1811), maître de bateau âgé de 44 ans, puisqu’ils ont épousé des sœurs Ledentu.
  • (Nicolas Augustin) Dominique GRANCHER (1768-1844) est né à Etainhus ; il a 39 ans. En 1841 il demeure à Etretat « chemin du Presbytère à Criquetot » avec sa deuxième épouse. Il n’a pas de lien de parenté connu avec (Pierre) Etienne PERIER (1770-1853), né à Bénouville, alors âgé de 37 ans.
  • Joseph (Clément) VALLIN (1745-1827) est maître de bateau, il a alors 62 ans ; c’est le père de la fameuse Rose Duchemin, auteure de  « l’Histoire de Rose et Jean Duchemin » publiée par Alphonse Karr. Il fut le gardien de la batterie d’Antifer.
  • Pierre MORIN peut être le marin né à Etretat et qui a 45 ans en 1807 ou le fils du laboureur syndic, qui aurait alors 65 ans.
  • Jean (Baptiste) VALLIN (1743-1812) a 64 ans ; il a été maître de bateau et capitaine de navire.
  • Nicolas (Simeon) LEMONNIER (1766-1842) est né à Etretat ; il a 41 ans ; en 1841, il demeure « chemin du Presbytère à Criquetot » avec son épouse. Thomas (Eustache) LEMONNIER (1768-1808) est son frère, de deux ans son cadet ; en décembre 1808, alors qu’il était en activité de service à Boulogne-sur-mer, il est retrouvé noyé sur la plage de Berck-sur-mer.
  • Jacques (Jean) VALLIN (1776-1843) a 31 ans en 1807, c’est un neveu de Jean Baptiste Vallin. En 1841, il est domicilié « chemin triangulaire » avec  sa fille aînée, son gendre et cinq petits-enfants.
  • Pierre (Laurent) PALFRAY (1749-1824) est maître de bateau, il a 58 ans. Il a épousé en secondes noces Marie Anne Ledentu, une cousine germaine des deux sœurs citées précédemment.
  • (Jean Baptiste) François PALFRAY (1751-1814) est maître de bateau ; c’est le frère du précédent, de deux ans son cadet.
  • (Jacques) Jérôme VALLIN a 31 ans, il est maître de bateau ; il partage ses cabestans avec sa belle-sœur Marie Anne Louise MAUBERT (1772-1840), la veuve de son frère François (Jean), son aîné de quatre ans, qui était aussi maître de bateau et est décédé vers 1805.
  • Louis Vallin peut être soit Louis (Dominique) VALLIN (1766-1836), maître de bateau, frère de Jérôme et de François, soit (Pierre) Louis VALLIN (1745-1827), également maître de bateau.
  • Etienne VALLIN (1741-1826) est maître de bateau, il a 66 ans, c’est le cousin germain de Pierre Louis Vallin ; les deux hommes ont épousé des sœurs Vatinel.
  • (Louis) Martin VALLIN (1756-1829) est maître de bateau et garde-vigie, c’est le frère d’Etienne, son cadet de quinze ans.
  • (Pierre) Gervais (Villars) HOULBREQUE (1757-1832) est maître de bateau, il a 50 ans ; c’est le beau-frère de Pierre et François Palfray.
  • Jean Jacques VALLIN (1749-1813), âgé de 58 ans, est un frère de Joseph Vallin.
  • Elisabeth Rose MAUBERT (1744-1810) est la veuve de Nicolas Houlbrèque, qui était maître de bateau ; c’est la belle-sœur de Gervais Houlbrèque.
  • Jean (Baptiste) LEMONNIER est maître de bateau, âgé de 51 ans en 1807 ; c’est le frère aîné de Nicolas et Thomas.
  • (Jacques) Philippe LEVASSEUR est né à Vattetot-sur-mer ; il a 45 ans, il est maître de bateau.
  • Marie Marguerite VALLIN (1770-1846) est la veuve de Jacques François Fréger, un maître de bateau natif de Criquebeuf, décédé en 1806.
  • Louis (Henri) ARGENTIN (1760-1834) est né au Tilleul, il a 47 ans en 1807 ; il n’a pas de lien de parenté connu avec la précédente.

On peut constater que les personnes possédant des cabestans en commun sont généralement unies par des liens familiaux (père et fils, frères, beaux-frères). Ces liens s’expriment aussi dans une certaine mesure par la proximité spatiale des cabestans, même si, dans une telle communauté, la plupart des individus sont reliés par des liens de parenté plus ou moins étroits. On remarque également que la plupart des hommes ont le statut de maître de bateau, qui leur confère une position sociale favorable dans le village. Ce statut est souvent hérité du père mais pas toujours : Jean Baptiste Dalibert est le fils d’un cabaretier, Charles Maillard et Gervais Houlbrèque sont fils de journalier. La moyenne d’âge, de ce fait, est relativement élevée (48 ans) ; les plus jeunes ont 31 ans et le plus vieux 66 ans. Certains maîtres de bateau se retrouvaient dans le conseil de fabrique, chargé d’administrer les biens de la paroisse. Leur place éminente dans la société étretataise est aussi confirmée par les listes nominales d’affectation des bancs de l’église au XVIIIe s., qui sont consignées dans les archives du conseil de fabrique : les maîtres de bateau y ont leur place, aux côtés des dignitaires locaux, des laboureurs et des commerçants.

Du point de vue des patronymes, les Vallin sont largement majoritaires (10 sur 28), ce qui correspond à leur nombre dans la population de l’époque. Ils sont issus de plusieurs branches dont l’origine remonte au moins au XVIe siècle. Viennent ensuite, largement derrière, les Lemonnier (trois occurrences), présents à Etretat depuis le XVIIe s. Les autres familles étretataises (Palfray, Houlbrèque, Maubert, Levasseur, Maillard, Dalibert, Morin) ne sont représentées que par un ou deux individus. Un nombre non négligeable de marins sont originaires de communes littorales voisines : Vattetot-sur-mer et Criquebeuf-en-Caux (les frères Guerrand, Philippe Levasseur, Jacques Fréger), Bénouville (Etienne Perier), Etainhus (Dominique Grancher), Le Tilleul (Louis Argentin), Ingouville (Pierre Martin), ce qui montre une certaine ouverture sur les communautés villageoises avoisinantes.

Sur cette carte postale de la fin du XIXe s., on constate le nombre encore important de cabestans

La mort du cabestan

L’électrification des treuils dans la deuxième partie du XXe s. a rendu totalement désuet l’usage du cabestan manuel. Les anciennes installations ont été remplacées –hormis deux ou trois exemplaires laissés là pour le folklore- par d’inesthétiques caisses en bois semblables à des niches à chien ou pire par des cubes en béton, qui d’ailleurs ne sont plus guère fonctionnels, les bateaux de pêche ayant pratiquement disparu. Des pancartes sur le perré, incitant le promeneur à lever le pied au passage des câbles, constituent le seul souvenir de l’activité bruyante et laborieuse qui se déroulait ici autrefois.

Cabestan dans les années 1970 ; on constate la diminution de ses dimensions, en réponse à l’allègement des barques
Treuil électrique, successeur disgracieux du cabsetan
Avertissement au promeneur

Pour en savoir plus :

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